Que sait-on exactement du mathématicien Al-Khawārizmi 1 ? Qu’a-t-il légué à l’humanité ? Quels sont ses domaines de recherche ? La naissance de l’algèbre était-elle le fruit d’un hasard ou d’une demande de l’époque afin d’apporter des réponses aux problèmes rencontrés ?

Nous ne prétendons pas apporter de réponses à toutes ces questions déjà étudiées pendant plusieurs années par de nombreux spécialistes des mathématiques médiévales arabes comme Roshdi Rashed ou Ahmed Djebbar, qui ont écrit de remarquables publications et ouvrages.

Nous nous intéresserons, dans un premier temps, à l’étymologie du mot algèbre et à l’explication des mots clés « al jabr » et « al moqābala ».

Dans un deuxième paragraphe, nous étudierons les algorithmes de résolution des six équations canoniques Al-Khawārizmi à travers un poème didactique écrit au douzième siècle par un mathématicien marocain Ibn Al-Yāsamin.

Ce poème se compose de 57 vers, mais nous ne garderons que ceux dont nous aurons besoin pour ces fameuses équations canoniques. Il ne s’agit pas de le traduire 2 mais d'apporter une traduction en symbolisme mathématique de certains passages.


Abou Abdallah Mohammad Ibn Moussa Al-Khawārizmi 3 né vers 780 apr. J.-C (environ 164 après l’Hégire) dans la ville de Khwarezm (ou Khorezm, capitale de l’ancienne Choresmie d’Hérodote), nommée actuellement Khiva, se trouvant en Ouzbékistan entre la mer Caspienne et la mer d’Aral. Il meurt à Bagdad (en Irak) vers 850 apr. J.-C (environ 236 après l’Hégire).

Comme la langue arabe (langue sémitique) n’accepte pas la présence de deux lettres non vocalisées (لْخْ ) (présence de deux ° qui se suivent) , son nom est alors écrit et prononcé Al-Khawārizmi الْخَوارِزْمي que certaines populations arabes prononcent El-Khawārizmi bien que le son « é » n’existe pas en arabe : on appelle cela inclinaison (« Imāla » امالة ). Cet article « Al » n’est autre que l’article défini comme dans « le Clermontois » pour parler de quelqu’un de Clermont-Ferrand.

Il fut un érudit de la prestigieuse Maison de la sagesse « Bayt Al hikma » (بيت الحكمة) avec le soutien du calife abbaside Al-Māmoun, régnant à Bagdad de 813 à 833 apr. J.-C.

Hormis ses ouvrages astronomiques (ou apparaissent les premières tables de sinus et de tangentes), le principal ouvrage mathématique de référence est intitulé : « Al Kitāb al mokhtasar fi hisāb al jabr wa-l-moqābala » (الكتاب المختصر في حساب الجبر و المقابلة)

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Ce livre contient plusieurs exemples utiles pour la vie quotidienne tels que le commerce, la topographie et surtout le calcul de l’héritage (très complexe dans la religion musulmane).

Dans la première page de son livre, Al-Khawārizmi a rappelé la définition du système décimal utilisé en Inde :

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D’autre part, le titre de cet ouvrage contient deux mots très importants qui nous intéressent dans la suite de ce travail :

a. al jabr

et

b. al moqabala

Sans oublier le mot algorithme qui découle d’Algoritmi ou guarismo (en espagnol) ou algarismo (en portugais)...

a. Le mot al jabr (الجبر) est à l’origine du mot algèbre. Il est associé à une opération de calcul.

Pour chercher l’étymologie de ce mot, il faut revenir à sa racine qui est le verbe « jabara » (جبر) désignant par exemple, réparer une fracture ou restaurer 1.

Certains pourraient penser que ce mot est Araméen (langue mère de l’Arabe, l’Hébreu, l'Amharique, langue nationale de l’Ethiopie, le Tigre, langue parlée en Erythrée), ce qui serait peu probable car le verbe « réparer » ou « restaurer » en araméen est

 qui se prononce « a sa », désignant aussi guérir, soigner ou remettre en état.

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C'est à partir de ces mots que nos allons suivre la pensée mathématique d'Al-Khawārizmi.

Al-Khawārizmi a utilisé ce terme al jabr (الجبر) pour ajouter aux deux membres d’une équation le même terme afin de n’avoir que des termes à ajouter, plutôt que des soustractions, et pour ne manipuler que des quantités entières.

Par exemple :

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b. Le mot Al moqābala (المقابلة) signifie la comparaison : il s’agit tout simplement de regrouper les quantités de même espèce.

Poursuivons l’exemple précédent :

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Grâce à la restauration et à la comparaison, Al Khawārizmi a classifié les équations en six types « équations canoniques », que nous écrivons en langage moderne sous la forme :

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Le nombre $x^2$ est appelé « Al-māl » المال (c’est-à-dire « le bien » au sens de fortune).

Le nombre $x$ est appelé « al-jidhr » الجذر (c’est-à-dire « la racine »)

La constante est appelée « 'adad » العدد (le « nombre »)

Voici un exemple d’équation du type $ax^2=bx+c$.

Soit à résoudre l’équation :

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Qui se traduit par l’égalité : $3x+4=x^2$.

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On construit un carré ABCD de côté $x$ (l’inconnue que nous cherchons) partagé en deux rectangles CDEF, d’aire 4, et ABFE de dimensions $x$ et 3.

On prend G, milieu de [BF] et on construit le carré FGPO à l’intérieur du carré ABCD.

On construit un nouveau carré CGQM tel que $MN=ON$ (il s’ensuit que les rectangles DENM et OPQN sont de même aire).

$$Aire(CGQM)=4+\frac{9}{4}=\frac{25}{4}$$

Ainsi le côté du carré CGQM, qui n’est autre que $(x-\frac{3}{2})$, est égal à $\frac{5}{2}$.

On en déduit que $x=4$.

Résolution algébrique de ce problème :

Il s’agit de trouver $x$ tel que $x^2=3x+4$.

Cette équation est équivalente à : $x^2-3x-4=0$.

Or $x^2-3x-4=(x-\frac{3}{2})^2-(\frac{3}{2})^2-4=(x-\frac{3}{2})^2-\frac{25}{4}$.

Ainsi $x^2=3x+4 \Leftrightarrow (x-\frac{3}{2})^2-\frac{25}{4}=0 \Leftrightarrow x-\frac{3}{3}=\frac{5}{2}$ (seule la solution positive est retenue)

On en déduit que $x=4$.

Notons que tout au long du chapitre 2 de son livre, il a donné des justifications géométriques de l’existence des solutions positives de chaque équation avant de montrer, dans son troisième chapitre, la signification des deux termes aljabr et al-muqābala qui permettent de ramener les équations quadratiques à l’une des formes d’équations canoniques précédentes.

Dans la suite, nous nous intéresserons aux algorithmes de résolution des équations canoniques d’Al-Khawārizmi, pas par les méthodes qu’il a exposées dans son livre mais par ce qu’un autre mathématicien peu connu a décrit dans un poème écrit en arabe. Il s’agit de Ibn Al-Yāsamin1.

Il est né à Fès (Maroc) au XIIe siècle et a vécu et a étudié à Séville capitale de la dynastie marocaine des Almohades, dans la tribu berbère des Banu Hajjaj (بنو حجاج). Il fut proche du Calife Abou Yousouf Yaqoub al-Mansour Al-mowahidi. Ibn Al-Yāsamin est mort assassiné à Marrakech en 1202.

Son poème, composé de 57 vers, est appelé URJUZAH2 (أرجوزة ) ou encore Al-Yāsaminiyya (الياسمينية). Dans la tradition arabe, on versifie toutes les sciences aussi bien scientifiques que littéraires ou religieuses.

Al-Yāsaminiyya, ce poème didactique, appelé aussi matn (متن), est appris par cœur par les élèves comme aide-mémoire. Il a été largement commenté au Maghreb par Ibn Qunfudh (1339-1407) et par Al-Qalasadi dans « Charh al-Urjuzah al- yāsaminiyya fi al-jabr wa-l-moqābala » sans oublier de citer un autre commentaire3 très riche d’exemples et peu exploité de 102 pages à la bibliothèque numérique de Rabat (Maroc), écrit par El-Mehdi Ben Abdessalam Rbati (1850-1922).

D’autres commentaires en Orient ont suivi dont les plus importants sont celui de Sibt-Al-Mārdini4 (1423-1506) ainsi que celui de Ibn al-Hāïm5 (né au Caire en1352, mort à Jérusalem en 1412).

Ce poème ne reflète pas tout le niveau atteint en algèbre à son époque, mais il nous semble intéressant d'observer les vers 11 à 39 pour la résolution des équations canoniques d’AL-Khawārizmi.

Ce dernier a classé les équations canoniques en deux types : simples et composées.

1) Les équations canoniques simples :

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La résolution de ces trois équations est donnée par ces trois vers :

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Voici des exemples donnés par Sibt-Al-Mārdini dans son commentaire :

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2) Les équations canoniques composées :

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a) Résolution de $(T_4) : x^2+bx=c$

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b) Résolution de $(T_5) : x^2+c=bx$

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c) Résolution de $(T_6) : x^2=bx+c$

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Jusqu’ici, nous pouvons dire qu’ibn Al- yāsamin a donné tous les algorithmes de résolution des équations canoniques.

En fait, dans la suite de son poème, il rappelle une méthode d’Al-Khawārizmi appelée « Al hatt » (الحط) appliquée à une équation du type $ax^2 + bx =c$ qui est la suivante :

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Dans la suite, ibn Al- yāsamin propose une autre méthode, déjà utilisée par Al kharaji1 (الكرخي) (mort vers 1030) dans « Extrait du Fakhri » :

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Exemple 1 : soit à résoudre l’équation $\frac{5}{4}x^2+5x=75$

En posant $X=\frac{5}{4} x$, cette équation est équivalente à $X^2+5X=\frac{375}{4}$ du type $(T_4)$ dont la solution auxiliaire est $X_0=\sqrt{(\frac{5}{2})^2+\frac{375}{4}}-\frac{5}{2}=\frac{15}{2}$

Finalement : $x_0=\frac{X_0}{\frac{5}{4}}=6$.

Exemple 2 (Sibt-Al-Mārdini) :

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Exemple 3 : (Sibt-Al-Mārdini)

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Conclusion : Tout au long de ce travail, le lecteur peut remarquer la différence du style, de la méthode et de l’évolution du concept de l’algorithme au fil des siècles. Certains algorithmes nous paraissent actuellement banals comme pour la résolution des équations du type $(T_i)$, avec $i=1,2,3$ mais cela n’a pas été le cas à cette époque où il n'était pas aisé de concevoir la division par des nombres du type $(m+\frac{1}{n}$, $m$ et $n$ étant entiers, ou tout simplement par une fraction.

Il semblerait que la poésie didactique ait été utilisée uniquement dans la civilisation musulmane. Elle illustre un des apports de la civilisation arabo-musulmane et son autonomie par rapport à la science grecque ou aux savoirs persans et indiens.