Entretien avec Marion Cousin, docteure en histoire des sciences, propos recueillis par Pierre Crépel.

Initialement publié dans La Revue du projet n°43, janvier 2015.

On peut retrouver La Revue du Projet et Cause Commune qui lui succède en suivant les liens.

On dit que le Japon était fermé sur lui-même pendant l’ère d’Edo et qu’il s’est ouvert à l’époque Meiji. Peux-tu préciser ce cadre ?

Il est vrai que, au début de l’époque d’Edo, après une période d’échanges commerciaux et culturels avec l’Asie et l’Europe (notamment les Portugais), les premiers dirigeants (shoguns) de la dynastie des Tokugawa mettent en place des lois pour limiter les contacts avec les étrangers, et avec la religion chrétienne que les jésuites veulent importer. Entre 1633 et 1639, des mesures drastiques sont prises pour appliquer cette politique de fermeture du pays (Sakoku 鎖国) : les Japonais ne peuvent plus voyager à l’étranger, les Hollandais deviennent (en théorie) les seuls Européens autorisés à pénétrer au Japon dans le comptoir qui leur est réservé, à Nagasaki, et les ouvrages étrangers sont interdits. Mais les historiens tendent à relativiser l’idée de la fermeture totale du pays : les Chinois et les Coréens ont également des relations commerciales avec le Japon et, à partir de 1720, l’interdiction sur les livres occidentaux est levée, pour ceux qui n’ont pas de rapport avec le christianisme.

L’époque d’Edo correspond également à une période de paix, de développement, et plusieurs domaines de connaissances que l’on qualifierait aujourd’hui de scientifiques connaissent des évolutions importantes. Ainsi, les spécialistes du calendrier ou de la médecine ont par exemple proposé de nombreux ouvrages durant cette période et certains shoguns s’entourent d’un groupe de savants collaborant pour faire évoluer les techniques et méthodes de leur domaine. La Chine constituant un interlocuteur privilégié depuis des siècles, de par sa proximité géographique et culturelle, les savants japonais étudient de manière plus profonde les ouvrages chinois, mais ils savent aussi s’en détacher pour proposer des résultats originaux. Durant l’époque d’Edo, des ouvrages scientifiques européens commencent également à être traduits, et utilisés par les praticiens japonais, notamment en médecine. Au début du XIXe siècle, les études hollandaises (rangaku 蘭学) s’intensifient et plusieurs théories, telles que l’héliocentrisme ou l’électricité, sont diffusées grâce aux traductions de traités hollandais.

 

Quel était l’état des mathématiques japonaises en 1860 ?

En 1860, il n’existe aucune traduction de traité mathématique occidental en japonais, probablement en raison du succès des mathématiques traditionnelles (wasan 和算). Durant la période d’intensification de l’activité culturelle qui caractérise l’époque d’Edo, le wasan se développe à partir de la tradition mathé­matique « algorithmique » chinoise : dans un énoncé typique de cette tradition, un problème mathématique est proposé (en général grâce à une situation concrète), puis une procédure (c’est-à-dire un ensemble d’actions à effectuer, souvent sur un instrument de calcul) est décrite, et le résultat est enfin donné. Les méthodes algébriques ou trigonométriques élaborées par les mathématiciens japonais à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle ont donné lieu à de nombreux travaux, émancipés par rapport au savoir : voir, notamment, ceux de Seki Takakazu 関孝和 (1642-1708) et Takebe Katahiro 建部賢弘 (1664-1739). Elles sont toujours enseignées, au milieu du XIXe siècle, depuis le niveau élémentaire (dans des écoles gérées par les populations locales, les terakoya 寺子屋 ) jusqu’au niveau supérieur, dans des écoles privées spécialisées. Certaines recherches mathématiques sont également effectuées en rapport avec l’élaboration du calendrier et les méthodes de calcul proposées par les calendéristes chinois sont perfectionnées. La forme des textes mathématiques de la tradition du wasan est néanmoins bien différente de celle des textes européens ou américains : par exemple, en géométrie, la démonstration argumentative héritée d’Euclide, qui prouve les résultats obtenus, n’est pas partie intégrante des textes du wasan.

 

Qui a décidé d’introduire les mathématiques occidentales et pourquoi ?

En 1853, avec les interventions du Commodore Perry, les États-Unis imposent au Japon d’ouvrir ses frontières au commerce extérieur. La situation en Chine (guerres de l’Opium) montre au gouvernement japonais que, pour prendre une position forte dans le concert des nations et éviter la colonisation, il est nécessaire d’engager le pays dans un vaste mouvement de modernisation, mouvement qui caractérise l’époque Meiji (1868-1912). Il faut notamment doter le pays d’un armement et d’une marine efficaces, domaines dans lesquels les pays d’Occident ont montré leur efficacité. C’est pourquoi, en 1868, lorsque l’empereur prononce son « serment en cinq articles », il incite explicitement à l’importation des concepts et modèles étrangers : « La connaissance doit être recherchée partout à travers le Monde afin que l’intérêt de l’Empire soit promu. ». De nombreuses mesures sont alors prises par le gouvernement pour introduire de manière rapide et profonde les connaissances, les modèles d’organisation, de production, ainsi que les théories et méthodes scientifiques occidentales, fondées sur les mathématiques occidentales (yōsan 洋算).

 

Comment s’est faite cette introduction ? S’agit-il d’un remplacement, d’une greffe, d’un échange... ?

En 1872, le décret de l’éducation Gakusei 学制 instaure l’enseignement des mathématiques occidentales du primaire au supérieur, dans un système éducatif qui est lui-même complètement remodelé. Il faut remplacer le réseau étendu d’écoles, pluriel, protéiforme et décentralisé de l’époque d’Edo par un système hiérarchisé, inspiré des modèles occidentaux, à plusieurs niveaux dépendants, et dont les programmes sont fixés par l’État. Ainsi, c’est la politique du gouvernement qui impose le remplacement du wasan. Les pratiques traditionnelles et l’enseignement de celles-ci sont complètement abandonnés, elles deviennent un sujet pour les historiens. Les mathématiciens de l’ère Meiji se consacrent à la traduction de traités étrangers, ou à la mise en place d’un nouveau langage mathématique japonais adapté aux méthodes et concepts étrangers. Ce transfert scientifique ne constitue pas une simple adaptation technique, il s’agit d’adopter un processus de pensée et les acteurs du pays récepteur doivent proposer des ouvrages originaux, qui ne sont pas dans la continuité du savoir en place (wasan) et dont la forme est bien différente des traités traduits, étant donné les contrastes entre les cultures européennes et japonaises. 

Du côté des Européens, si certains domaines scientifiques intéressent (sporadiquement) les savants (certaines pratiques japonaises d’acupuncture sont, par exemple, introduites en France au XIXe siècle), les résultats du wasan n’attirent pas les mathématiciens américains et européens envoyés au Japon.

 

Le processus a-t-il été analogue en Chine ?

En Chine, ce sont les jésuites qui introduisent, dès le début du XVIIe siècle, les ouvrages mathématiques européens. Pour établir un dialogue avec les savants chinois et, à terme, introduire le christianisme, les missionnaires mettent en valeur leurs connaissances scientifiques. En mathématiques, en 1607, le missionnaire Matteo Ricci (1552-1610) et le savant chinois Xu Guangqi徐光啟 (1562-1633) proposent une traduction partielle des Éléments d’Euclide basée sur la version latine commentée de Christophorus Clavius (1538-1612). Cette vision des mathématiques suscite de nombreux débats chez les Chinois, qui ne comprennent pas l’intérêt des textes longs et « inutiles » que constituent les démonstrations. Ainsi, même si l’introduction des mathématiques européennes est plus précoce chez les Chinois, ceux-ci préfèrent continuer de développer leurs propres pratiques, en introduisant certains résultats européens pour compléter le savoir traditionnel. C’est une fois de plus la situation politique et les contraintes dues à la situation internationale qui forceront les autorités chinoises, au début du XXe siècle, à imposer l’enseignement des mathématiques occidentales en Chine. Les savants du continent utiliseront d’ailleurs les travaux japonais de l’ère Meiji lors de cette nouvelle importation plus générale des connaissances occidentales.

 

Le théorème de Pythagore est le même partout, mais les mathématiques sont-elles universelles et qu’est-ce que cela voudrait dire ?

Si les résultats du théorème de Pythagore sont évidemment connus et utilisés par les Japonais avant l’ère Meiji, le concept même de « théorème » (énoncé mathématique qu’il s’agit de démontrer) est absent des pratiques traditionnelles ! Ainsi, dans le Japon de l’époque d’Edo, ce qu’on appelle aujourd’hui le « théorème de Pythagore » est une procédure qui permet de calculer la longueur du côté d’un triangle rectangle. Depuis la Mésopotamie ou l’Antiquité chinoise, les résultats associés à ce théorème de Pythagore sont utilisés et enseignés par les mathématiciens, mais c’est la forme qui varie d’une culture à l’autre : en Mésopotamie, les scribes apprennent à résoudre les problèmes qui lui sont associés, dans la Chine antique, les savants proposent des procédures pour traiter ces problèmes et, dans la Grèce antique, ils s’intéressent surtout à la justification qui permet de montrer que le théorème est valide. Dans l’histoire, s’il existe des résultats communs entre les différentes cultures, la forme des textes, les intérêts pour les applications pratiques ou la nature des objets étudiés varient d’une civilisation à l’autre.

 

Que reste-t-il aujourd’hui des mathématiques japonaises d’autrefois ?

Aujourd’hui, les techniques et procédures du wasan 和算 constituent uniquement un sujet d’étude historique. Au Japon, de nombreuses études ont été menées pour mettre en évidence les apports des mathématiciens japonais de l’époque d’Edo mais, en Europe ou aux États-Unis, il faut attendre la fin du XXe siècle pour que des recherches sérieuses soient menées sur le sujet.