CultureMath : D'où est né votre intérêt pour les mathématiques ?

F. Lalonde : Je suis quelque peu une exception en ce sens que j'étais bon en mathématiques à l'école primaire, au collège et au lycée, mais je n'étais pas inspiré par les mathématiques à cette époque. Pendant mon enfance et mon adolescence, j'ai finalement développé un intérêt pour les mathématiques, ainsi que pour la physique, la philosophie, les lettres, l'économie et d'autres sujets. J'ai choisi de faire mon collège dans la filière des sciences pures, bien que j'étais plus jeune que mes camarades, ayant sauté quelques années.

J'ai décidé de poursuivre mes études à l'Université de Montréal, où j'ai réussi à obtenir mon baccalauréat en trois ans, ce qui équivaut à deux ans et demi de moins que la normale. En tant qu'individu très déterminé, j'ai choisi de me spécialiser dans la matière où j'étais le moins performant au collège, c'est-à-dire la physique. Mon choix de carrière m'a conduit à suivre un cours de maîtrise en relativité générale au cours de ma troisième année de baccalauréat. Ce fut un défi considérable, car ce domaine implique des concepts mathématiques avancés, notamment la géométrie différentielle en quatre dimensions.

Ce cours a été un tournant pour moi, car il m'a ouvert les yeux sur le lien profond entre les mathématiques et la physique. Après avoir obtenu mon baccalauréat en physique, j'ai entrepris une deuxième licence en mathématiques, que j'ai réussi en un an, grâce à des cours d'été et à des crédits antérieurs. Après quatre ans d'études, j'avais ainsi des diplômes en physique et en mathématiques.

Par la suite, j'ai poursuivi des études en logique informatique théorique, notamment dans le domaine de la complétude des modèles. J'ai ensuite obtenu un doctorat en mathématiques financières. J'ai également eu l'opportunité de poursuivre mes recherches en tant que boursier du gouvernement canadien à l'Université de Paris-Saclay, et j'ai effectué un post-doctorat à l'Institut des hautes études scientifiques à Bures-sur-Yvette, près du plateau de l'École Polytechnique.

Ce sont mes expériences académiques, en particulier celle sur la relativité générale, qui ont renforcé mon attrait pour les mathématiques. Je suis fasciné par le rôle essentiel des mathématiques dans la compréhension du monde, en particulier dans des domaines aussi complexes que la physique théorique.

CultureMath : Est-ce que vous souvenez d'un exercice de mathématiques qui vous a marqué ou votre premier exercice de mathématiques ?

F. Lalonde : Oui, lorsque j'étais enfant, il y a eu une erreur dans un exercice de mathématiques à l'école primaire. À l'époque, les professeurs n'étaient pas tous spécialisés en mathématiques, et un professeur général enseignait un peu de tout. Je me souviens qu'à l'âge de sept ou huit ans, ce professeur nous a enseigné de manière incorrecte que l'aire d'un parallélogramme était égale au produit de ses côtés, ce qui est évidemment faux. Mon ami et moi avons réagi en classe en expliquant que cela n'était pas correct. Nous avons expliqué que si vous preniez la limite d'un parallélogramme en écrasant l'une de ses longueurs à zéro, l'aire serait nulle, alors que les côtés demeureraient les mêmes. La formule correcte pour l'aire d'un parallélogramme est, bien sûr, base fois hauteur. Ma première découverte mathématique personnelle a eu lieu lorsque j'avais environ douze ans. Avec le même ami, qui était cette fois un camarade de classe en physique, nous avons décidé de calculer la somme des nombres de cinq à soixante. Nous avons trouvé une formule : la somme des entiers de un à $n$ équivaut à la moitié de $n$ multiplié par $n$ plus un, divisé par deux. Cette découverte a renforcé mon intérêt pour les mathématiques. Une autre expérience qui a marqué mon adolescence a eu lieu lors de l'Exposition universelle de Montréal en 1967. À l'âge de onze ans, j'ai entrepris un projet de géographie dans lequel j'ai décrit les économies de tous les pays du monde. J'ai créé un document de deux cents pages, au format légal, qui comprenait des informations sur les ressources naturelles, les capitales, les langues, et bien plus encore. Ce projet a été effectué entièrement à la main, car il n'y avait pas de photocopieuse ni d'ordinateurs à l'époque. Pour récompenser mon travail, la directrice de l'école a décidé de me donner un congé de deux mois à partir du 20 avril, deux mois avant la fin de l'année scolaire en juin. Pendant cette période, j'ai passé mes journées à l'Exposition universelle en compagnie d'un ami. Ce projet m'a permis d'acquérir des compétences en géographie et en recherche documentaire. J'ai également exploré des questions mathématiques fascinantes, notamment la géométrie sur une sphère et les propriétés des vecteurs dans des espaces courbes. Cela a renforcé mon intérêt pour les mathématiques et a ouvert la voie à de futures découvertes mathématiques.

CultureMath : Que pensez-vous de l'erreur en mathématiques et quel est votre rapport à l'erreur ?

F. Lalonde : En recherche fondamentale et en enseignement, il est courant de commettre des erreurs, bien que leur fréquence puisse varier. En général, un bon professeur minimise les erreurs dans son cours en maîtrisant parfaitement la matière. Cependant, en recherche, les erreurs sont inévitables, et cela développe un sens de l'humour et de l'humilité. Lorsque l'on explore un nouveau sujet en mathématiques pures, c'est un peu comme entrer dans un labyrinthe avec seulement un briquet pour s'éclairer. On avance prudemment, tâtonnant pour comprendre ce nouvel univers, et cela implique de faire des erreurs en cours de route.

Lorsque l'on mène des recherches, on formule une question et on pense avoir trouvé une réponse, que ce soit sous forme conceptuelle ou, parfois, sous forme de formule. Cependant, il n'est pas rare de se rendre compte, quelques heures plus tard, que la réponse est complètement fausse. C'est à ce moment-là que l'on remonte le fil de notre raisonnement pour comprendre pourquoi nous nous sommes trompés. Cela fait partie intégrante de la recherche mathématique et se produit fréquemment.

L'un des défis de la recherche mathématique est d'accepter que l'on fera des erreurs tous les jours, mais l'objectif est de soumettre des articles aux grands journaux de recherche mathématique qui soient riches en découvertes. Parfois, des erreurs sont présentes dans les articles, mais elles sont corrigées, et le journal publie une page de corrections. J'ai personnellement connu une seule erreur dans mes publications, mais heureusement, elle n'a pas remis en question l'ensemble de l'article. Les erreurs sont courantes en mathématiques, et c'est pourquoi nous disons que l'erreur est humaine, en particulier en recherche.

Il est important de noter que le processus de recherche est similaire dans d'autres domaines scientifiques, bien que la philosophie, que j'apprécie également, ait une réputation de travail plus abstrait. Il existe une blague selon laquelle un mathématicien qui fait de la recherche a besoin d'un stylo, d'une feuille de papier et d'une corbeille, tandis qu'un philosophe a seulement besoin d'un stylo et d'une feuille de papier. C'est un peu méchant, mais cela reflète l'idée que les mathématiciens génèrent souvent plus de brouillons et de corrections dans leur travail.

CultureMathJ'ai vu que vos recherches, elles, portaient sur la géométrie symplectique et la topologie symplectique. Est-ce que vous pouvez nous expliquer simplement vos recherches et qu'est-ce qui vous motive dans vos recherches ?

F. Lalonde : D'abord, le terme géométrie symplectique n'est pas bon. Il faut parler de topologie symplectique. Mais historiquement, le terme "géométrie" a été utilisé pendant des siècles. Ce n'est que dans les années 20 qu'on a changé ce terme pour topologie symplectique. La différence entre une géométrie et une topologie, c'est qu'en géométrie, il y a des locaux. Par exemple, en géométrie, on manipule la métrique, la notion de distance est donnée : si vous prenez une sphère ronde et que vous la déformez légèrement, la métrique, la notion de distance n'est plus la même. Et là, il y a des effets locaux. Puis, ces locaux, si on les intègre, par exemple, on intègre la courbure sur un espace courbe remanié, on obtient un nombre, et ce nombre, très souvent, sera un invariant global. Mais en topologie, c'est encore un espace courbe, mais qui est muni d'une structure. Cela peut être la structure complexe, la structure simplexe, une structure qui n'a aucun invariant local. La géométrique symplectique depuis Lagrange, est très lié à la physique, notamment avec la trajectoire des planètes. La topologie symplectique est née dans les années 60, avec les conjectures de Arnold, qui était un des grands mathématiciens russes qui, d'ailleurs, à la fin de sa vie, a accepté un poste à Paris. Il a donc posé des conjectures dans les années 60 et elles ont été résolues seulement 20 ans plus tard, dans les années 80, grâce à un travail de Michel Gromov, qui est professeur permanent aux études et hautes études scientifiques à Paris. Dans les années 80 avec mon doctorat et mon post-doctorat, je me suis beaucoup intéressé à ce qui naissait notamment à un article de fond qui débute une nouvelle théorie des grands espaces, publié dans un des meilleurs journaux au monde. Dans cet article Gromov traduit une nouvelle théorie qui cherche à comprendre les espaces complexes à travers ce qu'on appelle des surfaces de Riemann.

CultureMath : Souvent on entend que les mathématiques ne servent à rien. Quel serait votre message à faire passer aux élèves pour montrer que les mathématiques ont une utilité ? 

F. Lalonde : Depuis les Babyloniens et les Sumériens jusqu'aux penseurs brillants, les mathématiques étaient en grande partie réservées à la recherche et n'étaient pas largement accessibles au grand public. La communauté mathématique était relativement restreinte. De plus, de nombreux chercheurs en mathématiques préféraient rester dans l'ombre et évitaient les médias, ne souhaitant pas être en première page des journaux. Certains refusaient même d'accorder des entretiens ou de se faire désigner "scientifique de la semaine". C'était une culture différente, et cela perdura jusque dans les années 1950, 60 et 70. Cependant, depuis les années 90, cette situation a radicalement changé. Aujourd'hui, nous pouvons affirmer que, de mon point de vue, ainsi que de celui de nombreux autres scientifiques, les deux disciplines les plus importantes du XXe siècle sont les mathématiques et la biologie. Bien sûr, l'informatique quantique est également cruciale, mais les mathématiques et la biologie imprègnent notre univers. Pensez simplement à la crise du COVID-19 et à quel point les mathématiciens et les statisticiens ont joué un rôle essentiel dans la prévision et la gestion de la pandémie. Ils ont dirigé les initiatives gouvernementales en matière de santé publique. Les découvertes extraordinaires ont commencé avec l'essor de l'informatique parallèle, puis avec les ordinateurs quantiques. Ces avancées sont en grande partie le fruit de la recherche en mathématiques pures et de la physique. La liste des domaines d'application des mathématiques est longue et continue de s'étendre. Actuellement, le grand public est de plus en plus conscient du rôle fondamental des mathématiques dans des domaines tels que la finance, la médecine, la gestion, la recherche spatiale et bien d'autres. Les mathématiques sont universelles, transcendant les barrières culturelles. Qu'il s'agisse d'un mathématicien américain, européen ou d'ailleurs, nous partageons le même langage et les mêmes objectifs. La recherche en mathématiques est différente de celle d'autres disciplines, car elle ne nécessite pas de laboratoires coûteux. Elle se base sur la puissance de la pensée humaine, un stylo et du papier. Les résultats obtenus grâce à cette simplicité sont souvent de la même envergure que ceux de disciplines nécessitant des millions de dollars d'investissements en équipements. Les mathématiques offrent un avantage unique : la possibilité de réaliser des percées significatives avec notre intellect, en utilisant uniquement des ressources humaines.

CultureMath : En plus des mathématiques, est-ce que vous avez d'autres passions ?

F. Lalonde :  La philosophie a toujours été une passion pour moi depuis mon adolescence. J'ai vraiment commencé à lire beaucoup vers l'âge de onze ou douze ans, notamment à travers mes études en géographie. Plus tard, j'ai eu la chance que mon frère, qui est cinq ans plus âgé que moi, possédait une vaste bibliothèque. J'empruntais des ouvrages dans sa collection, et j'ai aussi commencé à en acheter moi-même. C'est à ce moment-là que ma passion pour la philosophie et la politique a pris son envol. Cette période, les années 1960 et 1970, était particulièrement riche en débats politiques et idéologiques, avec le marxisme, le communisme, l'anarchie, le libéralisme, et bien d'autres courants en effervescence. J'ai été particulièrement attiré par l'anarchisme, et j'ai trouvé l'idéologie séduisante. À la fin du XIXe siècle, la doctrine anarchiste a émergé, et c'est quelque chose qui m'a personnellement captivé. Bien sûr, nous n'en sommes pas encore au stade de sa mise en œuvre, mais les réseaux sociaux, les ordinateurs et les communications instantanées à travers le monde sont en train de donner plus de pouvoir aux citoyens. Cela n'empêche pas d'avoir des élections démocratiques et des gouvernements, mais cela crée un équilibre différent entre le pouvoir hiérarchique et le pouvoir populaire spontané. Cet équilibre n'est pas encore pleinement réalisé, mais nous nous dirigeons dans cette direction, et je suis convaincu que cela deviendra de plus en plus manifeste. J'ai également été impliqué dans des mouvements sociaux en tant qu'adolescent. J'étais un fervent partisan du féminisme, et j'ai participé activement aux mouvements féministes des années 1970. J'ai également été membre du Comité des Nations Autochtones au Canada, où nous avons travaillé pour défendre les droits des peuples autochtones et promouvoir le dialogue. Nous avons organisé la première grande conférence au monde réunissant les peuples autochtones du Canada, de la région du nord-est aux Micmacs de Terre-Neuve et de la Gaspésie. Cela a été une période de progrès significatifs. Cependant, aujourd'hui, il est déconcertant de constater que des problèmes féministes et autochtones similaires persistent. Les avancées réalisées dans les années 1970 et 1980 semblent avoir été oubliées par les générations suivantes. Cela peut être décourageant de voir des mouvements tels que le féminisme ou la revendication des droits autochtones revenir en arrière. D'autre part, un point qui me tient à cœur est que j'ai découvert ma passion pour la musique beaucoup plus tard dans ma vie. Ma mère m'avait fait pratiquer le chant quand j'étais jeune, mais je croyais que je n'avais aucun talent musical. Cependant, en 2015, une amie m'a encouragé à explorer mes compétences vocales, et j'ai décidé de suivre des cours de chant opéra. J'ai rapidement découvert une nouvelle passion pour la musique et la composition, ce qui a été une expérience extraordinaire.

Auteur(s)/Autrice(s) : CultureMath Licence : CC-BY-SA