En 1928, le mathématicien autrichien Hans Hahn est invité à Bologne en Italie au congrès international des mathématiciens dans le cadre de la section I-B (Analyse). Le congrès international, dont la première édition a eu lieu en 1897 à Zurich, est déjà un événement de premier plan pour la communauté mathématique dont les actes jouent un rôle important dans la diffusion des résultats, des problèmes (tels les fameux vingt-trois problèmes proposés par David Hilbert au congrès de Paris en 1900) ou des théories.

Le sujet de l'exposé de Hahn intitulé « Über stetige Streckenbilder »12, n'est pas le théorème de Hahn-Banach qu'il vient de démontrer un an auparavant 3 et qui a été obtenu indépendamment par Stefan Banach 45, mais un problème qu'il a résolu il y a plus de dix ans 6 : celui de la caractérisation des parties de $\mathbb{R}^n$ (ou plus généralement des espaces métriques) qui peuvent être obtenues comme image continue de l'intervalle $[0,1]$.

En 1914, il avait démontré qu'un espace métrique est une image continue de $[0,1]$ si et seulement s'il est compact, connexe et localement connexe. La démonstration de ce résultat qu'il expose à Bologne n'est ni sa preuve originale datant de 1914 (voir 6) ni celle donnée indépendamment par son collègue Stefan Mazurkiewicz 7 (également invité au congrès international de 1928) mais une preuve considérablement plus courte qui repose sur un théorème obtenu alors tout récemment par Paul Alexandroff 8 et Felix Hausdorff 9.

Hans Hahn (1879-1934)

Ce théorème, comme nous le verrons, est le fruit de travaux précurseurs et novateurs, notamment celui de Giuseppe Peano en 1890 auquel Hahn rend un hommage appuyé dans son introduction : « Eine uralte Definition des Begriffes « Kurve » ; lautet: Kurven sind jene geometrischen Gebilde, die durch stetige Bewegung eines Punktes erzeugt werden ; oder etwas präziser formuliert [...] Kurven sind die stetigen Bilder abgeschlossener Strecken. Nun weiss man seit Peano, dass unter diese Definition Punktmengen fallen, die niemand wird als Kurven bezeichnen wollen, wie z.B. die Fläche eines Quadrates. » 1, mais également de nombreuses contributions diverses fournissant autant d'exemples ou de résultats intermédiaires que le résultat final tend à effacer de la mémoire collective. L'exposé de Hahn illustre aussi parfaitement comment des résultats postérieurs jettent parfois une étonnante lumière sur les fruits d'une recherche déjà aboutie.

Sur une courbe qui remplit toute une aire plane

Tel est le titre d'un très court article de Peano, assurément l'un de ses plus célèbres, daté de janvier 1890 et publié dans la revue Mathematische Annalen. En montrant l'existence d'une surjection continue de l'intervalle $[0,1]$ sur le carré $[0,1]^2$, il prouve, comme l'indique le titre, que l'on peut remplir une aire plane, celle du carré en l'occurrence, par une courbe. Le mathématicien italien, alors âgé de 32 ans (il est né en 1858) se trouve à une phase charnière de sa carrière, tant sur le plan scientifique, que sur le plan académique puisqu'il obtient en décembre 1890 le poste qu'il convoîtait de professeur extraordinaire à l'Université de Turin après avoir été assistant pendant plusieurs années dans cette même université.

Ses contributions principales, marquées par une rigueur dans le raisonnement et l'exposition qui annonce les bouleversements du siècle alors à venir, portent jusque-là principalement sur l'analyse mathématique et plus particulièrement sur le calcul différentiel et l'analyse des équations différentielles ordinaires. Dans les années qui suivent, il se tourne principalement vers d'autres sujets en lien avec les fondements des mathématiques ou la logique mathématique. Ce changement n'est pas aussi brusque qu'il n'y paraît de prime abord, le Calcolo geometrico, secondo l'Ausdehnungslehre di H. Grassmann, preceduto dalle operazioni della logica deduttiva publié en 1888 qui contient au chapitre IX, sans la nommer, la notion d'espace vectoriel réel ou les Arithmetices principia, nova methodo exposita publiés en 1889 qui contiennent notamment ce que nous appelons les axiomes de Peano pour l'arithmétique des entiers naturels montrent que ces questions intéressent déjà Peano depuis quelques années.

Giuseppe Peano (1858-1932)

Le papier de Peano est court et concis. En tout au plus quatre pages, il décrit l'exemple qu'il a découvert et fait mention de travaux antérieurs reliés au problème considéré. Il rappelle notamment que Georg Cantor avait pu établir l'existence d'une bijection entre l'intervalle [0,1] et le carré $[0,1]^2$ et que Eugen Netto avait montré qu'une telle bijection ne pouvait être continue. La rédaction de Peano montre qu'il est parfaitement conscient des implications de sa découverte. Dans le résumé de l'article ainsi que dans la conclusion, il prend soin de préciser « étant donné un arc de courbe continue, sans faire d'autres hypothèses, il n'est pas possible de le renfermer dans une aire arbitrairement petite ». Il a donc bien conscience qu'il vient d'exhiber un exemple montrant clairement les limites de l'intuition classique de la notion de courbe. On peut imaginer que c'est la raison pour laquelle Peano a choisi de soumettre son papier aux Mathematische Annalen l'un des journaux de premier plan de l'époque (il y publie également deux de ses contributions majeures à la théorie des équations différentielles ordinaires en 1888 et 1890). On remarquera que Peano favorise, probablement pour des raisons de diffusion scientifique et de carrière, la langue française et les Mathematische Annalen pour ses contributions les plus importantes (livres exceptés), tandis qu'il tend à écrire en italien et publier dans des revues académiques italiennes les articles qu'il considère certainement comme moins importants.

Si des considérations de nature géométrique ont pu l'amener aux formules données dans son article, il n'en est toutefois pas fait mention, Peano préférant une approche purement analytique, sans figure ni illustration. Pour construire une application continue surjective \begin{align*} \mathrm P:[0,1]&\rightarrow [0,1]^2\\ t & \mapsto \mathrm{P}(t)=(x(t),y(t)) \end{align*} l'idée de Peano est de passer par le développement triadique des réels de [0,1] (autrement dit leur écriture en base 3). Partant d'un réel $t$ de [0,1], il choisit une telle écriture de $t$ et obtient ainsi une suite $(a_n)_n\in \{0,1,2\}^\mathbb{N}$ qu'il utilise ensuite pour produire deux autres suites fournissant l'abscisse et l'ordonnée du point $\mathrm{P}(t)$:

Peano montre alors que le point $\mathrm{P}(t)$ ainsi obtenu dans le carré $[0,1]^2$ ne dépend pas du choix du développement triadique de $t$ et que l'application $\mathrm{P}$ est surjective et continue.

Cette construction suscite très rapidement l'intérêt des contemporains de Peano. à peine un an plus tard, en 1891, Hilbert donne, par une description géométrique explicite, un nouvel exemple de courbe continue se surjectant sur le carré. La construction de Hilbert procède par approximation successive (la courbe finale étant obtenue par limite) via un procédé itératif qui préfigure les fractales. Dans les années qui suivent, l'intérêt ne se dément pas et les exemples de « courbes à la Peano » fleurissent suite aux travaux de nombreux mathématiciens, Eliakim H. Moore 1900, Henri Lebesgue 1904, Wacław Sierpiński 1912 et George Pólya 1913 entre autres -le lecteur pourra consulter  1 pour plus de détails sur ces différents travaux. La publication d'exemples continue au delà des années vingt puisque l'on retrouve de nouvelles constructions en 1936 sous la plume de Hugo Steinhaus, en 1938 sous celle de Isaac Jacob Schoenberg et finalement en 1945 sous celle de Raphaël Salem et Antoni Zygmund.

Le côté provoquant du résultat de Peano qui défie l'intuition joue en sa faveur. En effet à l'époque l'idée était assez répandue qu'une courbe ne pouvait remplir qu'une portion très limitée d'une surface en conformité avec les visions intuitives que l'on peut avoir d'une courbe et d'une surface. L'exemple de Peano montre assez brutalement qu'il n'en est rien et que la «  réalité mathématique » entre en ce domaine en contradiction avec l'intuition. à ce titre, le travail de Peano soulève de nombreuses questions qui le rattachent à certaines des problématiques essentielles à l'époque, la topologie naissante, la définition des notions d'aire et de volume en lien avec la théorie de l'intégration, ou bien la notion de dimension qui se trouve quant à elle directement remise en cause par la courbe de Peano. N'oublions pas que les débuts de la théorie de la mesure qui donne une assise moderne aux notions d'aire et de volume datent du tout début du XX$^\mathrm{e}$ siècle avec les travaux de Lebesgue notamment.

Comme on le voit, l'exemple de Peano n'a rien d'anecdotique, il trouve sa place dans tout un pan de la recherche mathématique de l'époque qu'il contribue à stimuler, au point que Hausdorff en 1914 dans son livre Grundzüge der Mengenlehre  2 présente la découverte de Peano comme l'un des faits les plus remarquables de la théorie des ensembles (voir 3). La topologie générale est alors une branche toute neuve et foisonnante des mathématiques et dans les premières années du XX$^\mathrm{e}$ siècle les progrès sont rapides et importants, les fondements de la topologie sont développés et ces années voient également les débuts de la topologie algébrique et de la théorie de l'homotopie (qui s'intéresse grossièrement à l'étude des espaces topologiques via leurs déformations possibles). Le travail de Peano et les recherches qui lui font suite, contribuent à nourrir ce mouvement d'ensemble pour deux raisons principales, d'une part ils alimentent la réflexion sur des notions fondamentales, qui sont en train d'être dégagées et développées (comme par exemple la théorie de la dimension adaptée à la topologie et à certains de ses espaces les plus compliqués.

Si mesure et dimension servent toutes deux à quantifier la taille des objets rencontrés, elles sont néanmoins de nature différente. La mesure, généralisant aire et volume, n'a de sens que relativement à un espace ambiant, tandis que la dimension topologique permet de comparer la taille de deux espaces topologiques différents. La mesure n'est pas une notion de nature topologique et intrinsèque contrairement à la dimension. Le lecteur pourra consulter entre autre4 pour une introduction à la théorie de la dimension topologique et fractale et se référer à 5 pour approfondir le lien entre topologie et mesure.

Pour les besoins de la géométrie différentielle, c'est-à-dire de l'étude des objets géométriques localement $C^k$-difféomorphes à un ouvert de $\mathbb{R}^n$, il suffit de savoir que, si un ouvert de $\mathbb{R}^m$ est $C^k$-difféomorphe à un ouvert de $\mathbb{R}^n$, alors $n=m$ pour définir la dimension. Pour $k\geqslant 1$, cela découle des résultats d'algèbre linéaire qui garantissent que si $\mathbb{R}^n$ est isomorphe à $\mathbb{R}^m$ en tant que $\mathbb{R}$-espace vectoriel alors $n=m$. Pour $k=0$ il s'agit d'un théorème de topologie dû à Luitzen Egbertus Jan Brouwer (1912), d'autre part les exemples de courbes de Peano font apparaître des objets aux propriétés remarquables et fascinantes (4 fournit une introduction à la géométrie fractale).

Le théorème de Hahn-Mazurkiewicz

 

Parallèlement à cette recherche d'exemples de courbes de Peano les plus diverses, les mathématiciens ont cherché aussi à comprendre les raisons du phénomème mis en évidence par Peano, c'est-à-dire à caractériser topologiquement et le plus simplement possible les parties de $\mathbb{R}^n$ puis plus généralement les espaces métriques qui sont images continues de $[0,1]$.

De nombreuses publications traitant de cas particuliers (citons notamment la contribution d'Arthur Moritz Schoenflies en 1908 qui parvient à donner une description purement topologique des parties du plan qui sont images continues de [0,1]) montrent l'activité et l'intérêt importants suscités par ce problème dans les premières années du XX$^\mathrm{e}$ siècle jusqu'à l'obtention du résultat le plus général en 1914 par les mathématiciens Hahn 1 et Mazurkiewicz 2 indépendamment : un espace métrique est une image continue de $[0,1]$ si et seulement s'il est compact, connexe et localement connexe.

Avant d'aller plus loin, remarquons que les trois conditions apparaissant dans le théorème de Hahn-Mazurkiewicz, compacité, connexité et locale connexité, sont bien nécessaires pour qu'un espace métrique soit une image continue de $[0,1]$. Pour la compacité et la connexité c'est évident puisque l'image d'un compact (connexe) par une application continue est encore compact (connexe). Pour la connexité locale c'est moins évident et cela résulte essentiellement de la caractérisation suivante des espaces métriques compacts et localement connexes : un espace métrique $X$ est compact et localement connexe si, et seulement si, pour tout $\varepsilon>0$, on peut recouvrir $X$ par un nombre fini de compacts connexes de diamètre strictement plus petit que $\varepsilon$. Avec ce critère, en utilisant le fait qu'une application continue sur un compact est uniformément continue, il devient facile de vérifier que l'image continue d'un espace métrique compact et localement connexe est compact et localement connexe.

Le point crucial dans le théorème de Hahn-Mazurkiewicz consiste donc à construire une application continue surjective de $[0,1]$ dans un espace métrique à partir de ces seules hypothèses de compacité, de connexité et de connexité locale.

 

 

La preuve exposée par Hahn au congrès international de 1928 à Bologne repose essentiellement sur une extension directe de la stratégie utilisée par Lebesgue en 1904 pour construire un nouvel exemple de courbe de Peano dans le carré $[0,1]^2$ ou plus généralement dans le $n$-cube $[0,1]^n$ et permise par le théorème obtenu alors tout récemment en 1927 par Alexandroff 3 et Hausdorff 4.

Comme le reconnaît Hahn lui-même : « Wählen wir insbesondere für $M$ die Fläche eines Quadrates [...], so erhalten wir eine Abbildung der Strecke aufs Quadrat, die zuerst von H. Lebesgue angegeben wurde »5.

Cela nous amène à faire un petit détour et à examiner plus en détail la contribution de Lebesgue (voir 6, il s'agit d'ailleurs de l'ouvrage dans lequel Lebesgue expose sa théorie de l'intégration).

La "poussière" $\mathbf{K_3}$ de Cantor

L'ensemble $\mathsf{K_3}$ a été introduit en 1883 par Cantor. Il s'agit d'une intersection $\mathsf{K_3}=\bigcap_{n=0}^{\infty}C_n$ de compacts $C_n$ de $[0,1]$ (définis par récurrence) dont on peut se représenter la construction comme suit :

Le point de départ est l'intervalle compact $C_0=[0,1]$. On obtient un fermé $C_1$ en retirant à $C_0$ son tiers médian ouvert $]1/3,2/3[$. Ainsi $C_1=[0,1/3]\cup[2/3,1]$ et le complémentaire de $C_1$ dans $[0,1]$ est $]1/3,2/3[$. à l'étape suivante, on fabrique $C_2$ en appliquant la même construction à chacun des deux intervalles fermés constituant $C_1$ et ainsi de suite. On fabrique de la sorte pour tout $n\geqslant 0$ un fermé $C_n$ de $[0,1]$ dont on voit par récurrence qu'il est formé de $2^n$ intervalles compacts deux à deux disjoints et de même longueur $1/3^n$. Plus explicitement, par construction, $C_n$ est la réunion disjointe des intervalles $$C_{q,n}=\left[\frac{q}{3^n},\frac{q+1}{3^n}\right] $$ où $q$ parcourt les entiers $0\leqslant q\leqslant 3^n-1$ dont l'écriture en base $3$ ne comporte aucun chiffre égal à $1$. Le complémentaire de $C_n$ dans $[0,1]$ est la réunion (disjointe) du complémentaire de $C_{n-1}$ et des $2^{n-1}$ intervalles ouverts de diamètre $1/3^n$ $$I_{q,n}=\left]\frac{3q+1}{3^n},\frac{3q+2}{3^n}\right[\qquad 0\leqslant q\leqslant 3^{n-1}-1$$ avec $q$ un entier dont l'écriture en base $3$ ne comporte aucun chiffre égal à $1$. Il y a $2^{n-1}$ entiers de cette forme compris entre $1$ et $3^{n-1}-1$ et $I_{q,n}$ n'est autre que le tiers médian ouvert de $C_{q,n-1}$. Le complémentaire de $C_n$ dans $[0,1]$ est donc constitué de $1+2+2^2+\cdots+2^{n-1} $ intervalles ouverts deux à deux disjoints de longueur comprise entre $1/3$ et $1/3^n$.

Dans la suite on notera $a_{q,n}$ et $b_{q,n}$ les extrémités de l'intervalle ouvert $I_{q,n}$, ce qui revient à poser $a_{q,n}=(3q+1)/3^n$ et $b_{q,n}=(3q+2)/3^n$. On peut remarquer que chacune de ces extrémités est dans tous les $C_n$ et appartient donc en fait à $\mathsf{K}_3$ qui est donc non vide et même infini (il a en fait la puissance du continu).

 

Du point de vue de la mesure de Lebesgue, l'ensemble de Cantor est négligeable (ce qui explique le terme poussière utilisé parfois pour le décrire) . En effet soient $\mathscr{B}_{\mathbb{R}}$ la tribu des boréliens sur $\mathbb{R}$ et $\lambda$ la mesure de Lebesgue sur $\mathscr{B}_{\mathbb{R}}$, comme $\mathsf{K}_3$ et les $C_n$ sont fermés, ils sont mesurables et puisque $C_n$ est une réunion de $2^n$ intervalles compacts deux à deux disjoints de diamètre $1/3^n$, sa mesure est donnée par $$\lambda(C_n)=\left(\tfrac{2}{3}\right)^n.$$ Comme $\mathsf{K}_3$ est l'intersection de la suite décroissante des $C_n$, on a $$\lambda(\mathsf{K}_3)=\lim_{n\to+\infty}\lambda(C_n)=\lim_{n\to+\infty}\left(\tfrac{2}{3}\right)^n=0 $$ ce qui montre que l'ensemble de Cantor est négligeable pour la mesure de Lebesgue. On prendra garde que la mesure n'est pas une propriété topologique, on peut construire des fermés de $[0,1]$ homéomorphes à $\mathsf{K_3}$ et de mesure de Lebesgue non nulle (voir par exemple 1).

 

Les éléments de $\mathsf{K}_3$ peuvent être caractérisés via leurs développements triadiques : il est formé des réels de $[0,1]$ ayant un développement triadique ne comportant pas de $1$. Cette caractérisation joue un rôle essentiel dans la suite.

Georg Cantor (1845-1918)

L'ensemble de Cantor possède des propriétés topologiques plutôt surprenantes. Il est en effet compact, totalement discontinu 1, d'intérieur vide et sans point isolé2.

La description via les développements triadiques assure que l'application \begin{eqnarray} \{0,1\}^{\mathbb{N}}& \to & \mathsf{K}_3\notag\\ (a_i)_{i\in\mathbb{N}} & \mapsto & \sum_{i=0}^{+\infty}\frac{2a_i}{3^{i+1}}\notag \end{eqnarray} est surjective, il s'agit même d'un homéomorphisme lorsque $\{0,1\}$ est muni de la topologie discrète et $\{0,1\}^\mathbb{N}$ de la topologie produit.

Dans la suite, on note $\lambda_i$ l'application continue $\mathsf{K}_3\to\{0,1\}$ obtenue comme composée de l'inverse de l'application considérée précédemment et de la $i$-ème projection de $\{0,1\}^{\mathbb{N}}$ sur $\{0,1\}$. Un élément $x$ de $\mathsf{K}_3$ admet donc le développement triadique $$x=\sum_{i=0}^{+\infty}\frac{2\lambda_i(x)}{3^{i+1}}.$$

Un détour par l'escalier du diable et la construction de Lebesgue

Venons en à la construction de Lebesgue dans 1. Elle est particulièrement importante puisque la preuve donnée par Hahn dans son exposé à l'ICM de 1928 en est une généralisation. Pour mieux la comprendre, considérons tout d'abord l'application $\mathrm{L}^1:\mathsf{K}_3\to [0,1]$ définie par $$\mathrm{L}^1(x)=\sum_{i=0}^{+\infty}\frac{\lambda_i(x)}{2^{i+1}} $$ et qui consiste à prendre l'écriture triadique d'un élément de l'ensemble de Cantor et à la convertir en développement dyadique. Tout réel de [0,1] ayant un développement dyadique, on obtient une surjection (uniformément) continue de $\mathsf{K}_3$ sur [0,1]. Elle n'est pas injective puisque, dès qu'un réel de $[0,1]$ possède deux développements dyadiques distincts, il possède deux antécédents.

Henri Lebesgue (1875-1941)

Cette application peut se prolonger à [0,1] de la manière suivante. Considérons l'une des composantes connexes du complémentaire de $\mathsf{K}_3$ dans $[0,1]$ c'est-à-dire l'un des intervalles $I_{q,n}$ où $n\geqslant 1$ et $q$ est un entier tel que $0\leqslant q\leqslant 3^{n-1}-1$ dont l'écriture en base $3$ ne comporte aucun chiffre égal à $1$. Écrivons l'entier $q$ sous la forme $$q=a_03^{n-2}+\cdots+a_{n-2} $$ avec $a_0,\ldots,a_{n-2}\in\{0,2\}$. On a alors les développements triadiques $$a_{q,n}=\frac{3q+1}{3^n}=0\underset{3}{.}a_0\cdots a_{n-2}0222\cdots\qquad b_{q,n}=\frac{3q+2}{3^n}=0\underset{3}{.}a_0\cdots a_{n-2}2000\cdots.$$ On voit ainsi par définition de l'application $\mathrm{L}^1$ que \begin{align*} \mathrm{L}^{1}(a_{q,n})&=\mathrm{L}^1\left(\frac{3q+1}{3^n}\right)=0\underset{2}{.}c_0\cdots c_{n-2}0111\cdots\\ &=0\underset{2}{.}c_0\cdots c_{n-2}1000=\mathrm{L}^1\left(\frac{3q+2}{3^n}\right)=\mathrm{L}^1(b_{q,n}) \end{align*} où $c_i=a_i/2$. Ainsi $\mathrm{L}^1$ prend les mêmes valeurs en les deux extrémités de l'intervalle $I_{q,n}$. On peut donc prolonger l'application $\mathrm{L}^1$ à l'intervalle $[0,1]$ tout entier en posant tout simplement pour $x\in I_{q,n}$: $$\mathrm{L}^1(x)=\mathrm{L}^1\left(\frac{3q+1}{3^n}\right)=\mathrm{L}^1\left(\frac{3q+2}{3^n}\right).$$ L'application $\mathrm{L}^1:[0,1]\to [0,1]$ ainsi définie, dont le graphe est connu sous le nom d'escalier du diable, est continue, surjective et presque partout constante.

La surjectivité est assurée par l'existence d'au moins un développement dyadique pour tout réel de $[0,1]$.

La construction d'une surjection continue de [0,1] dans $[0,1]^n$ pour $n\geqslant 1$ est alors essentiellement similaire au cas $n=1$ que nous venons de considérer : on fait en sorte que chaque coordonnée soit donnée par un escalier du diable. On considère donc l'application $\mathrm{L}^{n}:\mathsf{K_3}\to [0,1]^n$ dont la $k$-ème composante est donnée par $$\mathrm{L}^n_k(x):=\sum_{i=0}^{+\infty}\dfrac{\lambda_{k-1+in}(x)}{2^{i+1}} $$ pour $x\in\mathsf{K}_3$ et $1\leqslant k\leqslant n$. Cette dernière est (uniformément) continue et surjective. Pour la prolonger à [0,1], on peut utiliser la convexité du $n$-cube $[0,1]^n$. En effet, considérons l'une des composantes connexes du complémentaires de $\mathsf{K}_3$ dans $[0,1]$ c'est-à-dire l'un des intervalles $I_{q,n}$ où $n\geqslant 1$ et $q$ est un entier $0\leqslant q\leqslant 3^{n-1}-1$ dont l'écriture en base $3$ ne comporte aucun chiffre égal à $1$. Comme $[0,1]^n$ est convexe, le segment $$(1-t)\mathrm{L}^n\left(a_{q,n}\right)+t\mathrm{L}^n\left(b_{q,n}\right),\qquad t\in[0,1] $$ est entièrement contenu dans $[0,1]^n$ ce qui permet de prolonger $\mathrm{L}^n$ à l'intervalle $I_{q,n}$ en posant \begin{equation*} \begin{split} \mathrm{L}^n(x)&=\frac{1}{b_{q,n}-{a}_{q,n}}\left(\mathrm{L}^n\left(a_{q,n}\right)\left(b_{q,n}-x\right)+\mathrm{L}^n\left(b_{q,n}\right)\left(x-a_{q,n}\right)\right)\\ &=\mathrm{L}^n\left(\frac{3q+1}{3^n}\right)\left(3q+2-3^nx\right)+\mathrm{L}^n\left(\frac{3q+2}{3^n}\right)\left(3^nx-3q-1\right). \end{split} \end{equation*} Finalement, l'application obtenue $\mathrm{L}^{n}:\mathsf{K_3}\to [0,1]^n$ est continue et surjective et puisqu'elle est affine sur chacune des composantes connexes $[0,1]\setminus \mathsf{K}_3$, elle est même $C^{\infty}$ en dehors d'un ensemble de mesure nulle (l'exemple donné par Peano n'avait pas cette régularité).

La preuve exposée par Hahn à l'ICM de 1928

 

Revenons maintenant au théorème de Hahn-Mazurkiewicz et à l'exposé donné par Hahn à l'ICM de 1928. Considérons un espace métrique compact, connexe et localement connexe $X$. Le but est de construire une surjection continue de [0,1] sur $X$. Tout comme dans le cas particulier considéré par Lebesgue, l'on cherche dans un premier temps à construire une surjection continue de l'ensemble de Cantor $\mathsf{K}_3$ sur $X$. C'est là qu'intervient le théorème démontré en 1927 indépendamment par Alexandroff 1 et Hausdorff 2. Ce résultat obtenu treize ans après les premières preuves de Hahn 3 et Mazurkiewicz 4 assure en effet qu'un espace métrique compact est une image continue de l'espace de Cantor $\mathsf{K}_3$.

Felix Hausdorff (1868-1942)

Pour comprendre la preuve du théorème de Alexandroff-Hausdorff, il faut se rappeler que l'intersection d'une suite décroissante de compacts non vides dont le diamètre tend vers zéro est réduite à un point. Ainsi si $X$ est un espace métrique compact, on peut construire un point de $X$ en spécifiant une telle suite de compacts. L'idée de la preuve consiste à considérer des recouvrements finis successifs de $X$ par des boules compactes de rayons de plus en plus petits et de voir un développement triadique comme une manière de spécifier à chaque étape une boule plutôt qu'une autre, pour parvenir au final à associer à un élément de $\mathsf{K}_3$ un point de $X$ via son développement triadique sans $1$.

De manière plus précise, on commence par recouvrir notre espace topologique $X$ par des boules ouvertes de rayon $1/2$. Puisqu'il est compact, un nombre fini de ces boules le recouvre. On peut donc trouver un entier $N\geqslant 1$ et des boules ouvertes $B_0,\ldots,B_{N-1}$ de rayon $1/2$ le recouvrant. Quitte à répéter un certain nombre de fois les mêmes boules, on peut supposer que $N$ est une puissance de $2$ et écrire $N=2^{n}$, pour un certain entier $n\geqslant 0$. Un élément $x$ de l'ensemble de Cantor s'écrit comme précédemment $$x=\sum_{i=0}^{+\infty}\frac{2\lambda_i(x)}{3^{i+1}}$$ avec les $\lambda_i(x)$ égaux à 0 ou 1. On peut donc lui associer une boule donnée par l'entier $0\leqslant i(x)\leqslant N-1$ dont l'écriture en base $2$ est de la forme $$i(x)=\lambda_{0}(x)\cdot 2^{n-1}+\lambda_{1}(x)\cdot 2^{n-2}+\cdots+\lambda_{n-1}(x)\cdot 2^0.$$ On continue ensuite, en recouvrant chacune des boules fermées $\overline{B}_{i}$ par des boules ouvertes de rayon $1/3$ et ainsi de suite. On utilise alors le reste des $\lambda_i(x)$ pour choisir à chaque étape une boule ce qui in fine associe à $x$ un point de l'espace métrique $X$ et définit donc une application de $\mathsf{K}_3$ dans $X$ dont on vérifie qu'elle est continue et surjective.

 

Le théorème de Alexandroff-Hausdorff fournit donc une surjection continue de $\mathsf{K}_3$ dans $X$. Le problème consiste maintenant à l'étendre continûment à tout l'intervalle $[0,1]$. C'est à ce niveau là que les hypothèses de connexité et de connexité locale sur $X$ interviennent. La principale difficulté consiste à montrer que $X$ est connexe par arcs, l'idée étant d'utiliser un chemin continu (un segment suffisait dans l'exemple de Lebesgue) pour prolonger l'application sur chacun des intervalles ouverts $I_{q,n}$ dont le complémentaire de l'ensemble de Cantor est la réunion disjointe (il faut contrôler un peu les chemins choisis pour assurer la continuité). Ainsi le résultat essentiel pour obtenir maintenant le théorème de Hahn-Mazurkiewicz est le théorème suivant : un espace métrique compact, connexe et localement connexe est connexe par arcs.

Stefan Mazurkiewicz (1888-1945)

Pour construire un chemin continu entre deux points $a$ et $b$, la stratégie consiste à interpoler le chemin que l'on cherche à construire par des chaînes de points de plus en plus fines puis à relier tous ces points entre eux continûment. Cette seconde étape repose sur le fait qu'une application uniformément continue sur une partie dense de [0,1] à valeurs dans un espace métrique compact (donc complet) se prolonge par continuité à tout l'intervalle [0,1]. La première utilise le fait qu'un espace métrique connexe est bien enchaîné1.