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La sauvegarde des manuscrits de l’Antiquité n’a pu se faire que par des copies permanentes, dont la pérennité doit beaucoup au passage du rouleau de papyrus au codex (empilement de feuillets de parchemin). Le parchemin était une denrée si précieuse qu’il était d’usage de récupérer celui des ouvrages regardés comme mineurs pour, une fois débarrassé de l’ancien texte par grattage, l’utiliser pour copier une œuvre considérée majeure.

 Le codex C décodé 

La plupart des écrits d’Archimède nous sont connus par la correspondance qu’il entretenait avec les savants d’Alexandrie, comme Ératosthène, Conon ou Dosithée. Une fois la bibliothèque d’Alexandrie détruite, des écrits survécurent à Constantinople. Des codex furent constitués avec les traités d’Archimède sous Isidore de Milet (VIe siècle) et Léon le Géomètre (IXe siècle). Deux d’entre eux, répertoriés A et B, furent traduits en 1269, du grec au latin, pour le Vatican. On perd trace du Codex B dès 1311. Encore propriété du pape Nicolas V en 1450, le Codex A, copié à la demande de Laurent le Magnifique, atterrit dans la famille Pie et disparaît en 1564.

Le Codex C, copié à Constantinople au Xe siècle, est transformé vers 1229 en livre de prières. Les doubles pages sont détachées, grattées, décapées, poncées, puis coupées en deux et tournées de 90 degrés (pour ne pas être gêné par les reliefs de l’ancienne écriture) pour constituer les folios d’un palimpseste deux fois plus petit de cent soixante-dix-sept pages. Confié au monastère Mar Saba près de Bethléem, on retrouve sa trace vers 1840 au Métochion du Saint-Sépulcre à Constantinople. En 1906, le philologue danois Johan Heiberg étudie le document à partir de photos qu’il a prises, juste avant que le Codex ne disparaisse. En 1915, il réédite complètement l’œuvre d’Archimède, en combinant les Codex A, B et C, publiant pour la première fois la Méthode et le Stomachion, dont seul le Codex C a gardé la trace.

Après maintes péripéties au cours du XXe siècle, qui lui causeront plus de dégâts que tous les siècles précédents, on retrouve le Codex C mis aux enchères en 1998 dans un piteux état ! Un mystérieux acquéreur confie le document au Walters Art Museum de Baltimore, avec la mission de le restaurer et de nous livrer enfin les ultimes travaux de l’un des plus grands penseurs de l’humanité.

Heureusement, l’effacement du texte fut incomplet puisque Heiberg a pu déchiffrer, au prix d’un travail remarquable, 80 % du texte à la simple lumière du jour. Mais les parties cachées par la reliure lui restaient inaccessibles. Depuis, les techniques les plus modernes en imagerie, associées à des traitements du signal élaborés, ont été utilisées pour analyser ce document unique. L’étude sous rayonnement ultraviolet met en évidence de nouveaux textes en 2005. En 2006, l’analyse par rayons X avec le synchrotron de l’université de Stanford permet de mettre en évidence les traces du fer contenu dans l’encre d’origine.

Le Codex C nous livre ainsi les seules copies connues du Stomachion, puzzle combinatoire deux mille ans avant le Tangram, de la Méthode, texte dans lequel Archimède explicite sa technique d’intégration, et la seule copie grecque des Corps flottants

Le puzzle d’Archimède

Sur un unique bifolio commence, à la suite du traité sur la mesure du cercle, un nouveau traité dont le titre, Stomachion, très difficile à lire, était suivi de quelques mots introductifs, d’une proposition, et du début d’une seconde. Cela constitue tout ce qui reste de la substance mathématique originelle. Et si les autres feuillets ont été jetés, c’est très certainement parce que le Stomachion était le dernier traité du manuscrit original ; ses pages devaient donc être trop abîmées pour être grattées et recyclées en palimpseste.

En 1899, le second fragment concernant le Stomachion est découvert dans un manuscrit arabe par l’orientaliste Heinrich Suter. Malheureusement, les traductions faites en arabe à Bagdad étaient souvent infidèles, et ce document fournit peu d’informations, si ce n’est de confirmer le diagramme du puzzle d’Archimède.

Le Stomachion est en effet un jeu, qui ressemble au Tangram, constitué de quatorze pièces polygonales, essentiellement des triangles, qui remplissent une grille carrée 12 × 12. Les pièces sorties et mélangées, le but du jeu est de reconstituer le carré.

Mais au fait, d’où vient ce nom étrange ? Deux étymologies sont en conflit : ou bien óστεον óstéon (os) et μαχι makhi (bataille), donc « la bataille des os », ou bien óστομαχιον stomachein (estomac), avec le sens « avoir mal au ventre » (en essayant de le résoudre).On trouve des traces de ce jeu au cours de l’histoire. Ainsi, le poète Ausone, du IVe siècle, cite le Stomachion dans son Cento nuptialis, et les grammairiens de la fin l’époque impériale comparaient le nombre d’expressions obtenues à partir de quelques mots à l’infinité de figures (oiseau, soldat, éléphant…) obtenues avec les pièces de ce puzzle. Mais pour comprendre la raison d’une étude sur le Stomachion, il suffit de lire l’introduction d’Archimède :

Comme le jeu appelé Stomachion offre une étude variée de la transposition des figures dont il se compose, j’ai cru nécessaire de traiter d’abord [des différentes parties] dans lesquelles il est divisé, ainsi que des figures auxquelles ces parties peuvent, chacune, être comparées ; j’ai, de plus, indiqué les angles qui, pris deux à deux, [font deux angles droits], pour connaître les arrangements des figures engendrées par ces parties, soit que les côtés qui apparaissent dans ces figures soient alignés, soit qu’ils s’écartent un peu de l’alignement sans qu’on s’en aperçoive ; car des arrangements de ce genre relèvent de l’adresse, et si ces côtés s’écartent légèrement sans que la vue s’en aperçoive, les figures qui sont composées ne sont pas à rejeter pour autant.

— Archimède

Constatant que deux figures peuvent en constituer une autre, il parle un peu plus loin de transposition.

Encore une fois, Archimède est précurseur en voulant faire avec ce traité une étude des différentes combinaisons possibles à partir des pièces du puzzle. Ces solutions sont au nombre de 536, en considérant les pièces toutes différentes et en s’affranchissant des rotations et retournements.

Les quatorze pièces du Stomachion
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Exemple de figure (un éléphant) reconstituée à partir des pièces du Stomachion
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Références :

  • Le Stomachion d'Archimède. Bibliothèque Tangente 39, 2010.
  • Le codex d'Archimède. William Noel et Reviel Netz, JC Lattès, 2008.
  • Archimède. Oeuvres en quatre tomes. Les Belles Lettres, Paris, 2003.
  • Un site en anglais dédié au Stomachion. http://www.archimedespalimpsest.org/

On peut aussi retrouver à cette occasion un texte d'Étienne Ghys sur Image des Mathématiques et sa lecture du livre LE CODEX D’ARCHIMÈDE.

Les secrets du manuscrit le plus célèbre de la science, de Reviel NETZ et William NOEL (traduit en français)