Ce texte présente un exemple de modélisation mathématique d'un phénomène biologique. Partant d'une interrogation légitime large : « Les mathématiques peuvent-elles être efficaces en biologie ? », il se concentre ensuite sur la modélisation du chimiotactisme chez une amibe appelée dicty.
Est-ce efficace d'utiliser les mathématiques en biologie ?
Dans son éditorial à Mathematical slices of molecular biology CG de A. Carbone et M. Gromov, G. Besson cite deux grands mathématiciens (en sortant leurs mots de leur contexte) : d'une part, E. Wigner qui a écrit un article intitulé The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences W, d'autre part I. Gelfan'd qui a écrit « the equally unreasonnable ineffectiveness of mathematics in biology » B. Alors qui croire ?
Multiplication et imbrication des niveaux d'organisation et des échelles
La modélisation en biologie présente une difficulté particulière qu'on ne retrouve pas en physique ou en chimie : les différents niveaux d'organisation sont multiples et interagissent fortement entre eux. On peut par exemple distinguer aux moins trois échelles distinctes :
- l'échelle moléculaire et cellulaire, qui est celle de l'étude de l'ADN et du génôme, des propriétés physico-chimiques, de la cellule etc,
- l'échelle de l'organisme, qui est celle de l'embryologie, des sciences du développement, de la morphologie, de la physiologie (par exemple le fonctionnement cardiaque ou de la circulation sanguine), de la relation organe/fonction, du comportement, de l'immunologie, de l'étude du cancer etc,
- et enfin l'échelle des communautés : c'est le domaine de l'écologie, et se ramène souvent à des modèles de dynamique des populations.
Si l'on s'intéresse par exemple à l'étude d'une maladie virale, les trois échelles précédentes sont pertinentes : l'échelle moléculaire et cellulaire est celle à laquelle on observe le virus lui-même, notamment la chaîne ARN ou ADN qui le compose, ainsi que les cellules du système immunitaire dans lesquelles il pénètre ; l'échelle de l'organisme infecté à laquelle on observe alors les organes touchés ; enfin l'échelle des communautés affectées par l'épidémie à laquelle on peut étudier la contagion.
Deux axes majeurs en mathématiques pour la biologie
On peut distinguer deux axes majeurs au sein de la modélisation mathématique en biologie.
- D'une part l'analyse de données, les statistiques, les probabilités.
- De l'autre, la modélisation par les systèmes dynamiques, les équations différentielles ou les équations aux dérivées partielles.
Pour ce qui est du second axe, notons que les systèmes dynamiques et les équations aux dérivées partielles interviennent à toutes les échelles d'organisation des sciences du vivant.
Un exemple : le chimiotactisme
Le chimiotactisme, ou chimiotaxie, est le mouvement de bactéries, d'amibes ou de cellules, sous l'influence d'une substance chimique, appelée chimio-attracteur. Cette influence peut être soit par attraction (e.g. nourriture) soit par répulsion (e.g. poison). Ce phénomène est notamment observé pour l'amibe dictyostellium discoideum. Celle-ci est usuellement appelée par un petit nom moins effrayant : celui de dicty.
Des films pour visualiser le chimiotactisme
Sur cette page du site dictybase.org, on peut voir différents films mettant en évidence le phénomène de chimiotactisme chez les dictys. Nous allons en mettre trois en avant.
- Premier film : Agrégation d’amibes, en milieu naturel. 6 minutes entre 2 séquences. Source : P. Devreotes, Johns Hopkins Medical Institutions, Baltimore, États-Unis.
- Second film : Agrégation d'amibes D. discoideum vers un point source du chimioattracteur. Temps affiché en minutes et secondes. Source : G. Gerisch, Max Planck Institut für Biochemie, Martinsried, Allemagne.
- Troisième film : Chimiotaxie d'une seule cellule vers un point source de chimioattracteur. Temps affiché en minutes et secondes. Source : G. Gerisch, Max Planck Institut für Biochemie, Martinsried, Allemagne.
Commentaires et explications
Voici comment D. Horstmann 1 explique les choses. D. Discoideum est un organisme unicellulaire qui se reproduit par division cellulaire tant que les ressources du milieu en nourriture sont suffisantes. Lorsque les ressources sont épuisées, les amibes occupent tout l'espace disponible. Une amibe sécrète le chimio-attracteur nommé cAMP (pour cyclo Adénosine Monophosphate), qui attire les autres. Les amibes bougent en direction de l'amibe « fondatrice », et sécrètent le cAMP. Il y a d'abord agrégation puis un début de différentiation. Se forme ensuite un pseudo-plasmoide, qui est un corps multi-cellulaire de quelques centaines de milliers de cellules. Le pseudo-plasmoide bouge alors en direction des sources de lumière. Enfin un corps fructifiant se forme et émet des spores. Le cycle peut alors recommencer : de nouvelles amibes naissent.
L'intérêt de Dicty pour la recherche médicale
Le chimiotactisme est un mécanisme que l'on observe également chez des organismes supérieurs. Il intervient notamment dans le développement de certains cancers, via l'angiogénèse autour d'une tumeur cancéreuse. L'angiogénèse est le processus de fabrication de vaisseaux sanguins. Tant qu'elle le peut, une tumeur puise ses ressources dans le milieu ambiant. À un certain point de son développement, elle envoie un signal chimique dans le milieu extérieur pour attirer les cellules endothéliales, qui sont les cellules qui tapissent l'intérieur des vaisseaux sanguins. Elle forme ainsi des vaisseaux sanguins capillaires qui la fournissent en nutriments. À ce stade, la tumeur commence à être très dangereuse pour le malade car elle est à même de créer des métastases grâce à ces nouveaux vaisseaux créés par chimiotactisme.
Le dicty est un organisme relativement élémentaire, il est par exemple uni-cellulaire, et le phénomène de chimiotactisme correspondant est donc plus simple à appréhender que dans des organismes supérieurs. Une fois le chimiotactisme mieux compris pour le dicty, les chercheur.ses sont mieux armé.es pour comprendre des phénomènes plus complexes comme celui de l'angiogénèse dont nous venons de parler.
Modélisation simplifiée du chimiotactisme
Le chimiotactisme est l'un des sujets étudiés au Département de Mathématiques et Applications de l'ENS [Ndlr : en 2004]. Voir par exemple la note due à L. Corrias, B. Perthame et l'auteur de ce texte 1.
Les deux variables dont on a besoin pour décrire le phénomène de chimiotactisme sont la position $x$ et le temps $t$. Les inconnues du problème sont la densité d'amibes $n(x,t)$ et la densité du signal chimique $c(x,t)$.
On suppose par ailleurs que si l'on connaît la densité $c$ du signal chimique, on peut alors mesurer la sensibilité de l'amibe grâce à une fonction $\chi (c)~;$ de même si l'on connaît la densité $n$ d'amibes, alors on peut mesurer le taux de création de la substance chimique : il est donné par une fonction positive $f(n)$. Le signe positif de cette fonction traduit le fait que la substance chimique est créée (et non détruite) par les amibes.
\begin{equation} \label{chim} \tag{chimiotactisme} \left\{ \begin{array}{l} \displaystyle{\frac{\partial n}{\partial t} +div( - n \chi (c) \nabla c)} =\Delta n \\ \displaystyle{\frac{\partial c}{\partial t}=\Delta c +f(n)} \end{array} \right. \end{equation}
La première équation aux dérivées partielles est le résultat d'un bilan des amibes qui entrent et sortent d'un volume élémentaire de l'espace et entre deux instants très rapprochés. Le terme $div( - n \chi (c) \nabla c)$ rend compte du mouvement des amibes induit par la présence plus ou moins importante du chimio-attracteur. Le terme $\Delta n$ rend compte de la diffusion des amibes. La seconde équation est aussi le résultat d'un bilan, mais cette fois pour le chimio-attracteur, qui est essentiellement produit par le présence des amibes (c'est le terme $f(n)$), modulo un autre terme de diffusion.
Les mathématicien.nes qui s'intéressent au système d'équations aux dérivées partielles précédent se posent deux types de questions.
- Ils et elles cherchent tout d'abord à montrer qu'il existe une et une seule solution au système (une fois fixée les densités $n$ et $c$ au temps initial) ; ils et elles étudient ensuite le comportement des solutions quand le temps devient très grand.
- Le second type de questions est bien sûr celui qui est intéressant du point de vue de la biologie. On souhaite pouvoir prédire s'il y aura ou non agrégation en un temps fini, et on cherche à décrire la façon dont l'agrégation se fera, par exemple à déterminer sa vitesse. À l'heure actuelle [Ndlr : en 2004], un seul résultat de comportement asymptotique a été trouvé, par M. A. Herrero, E. Medina et J. L. Velázquez 1, dans le cas où le problème a une symétrie radiale.
La résolution numérique du système \eqref{chim} pose des difficultés car en cas d'agrégation, la densité des amibes $n(x,t)$ tend vers l'infini, ce qui implique une gestion numérique délicate des très grandes valeurs de cette fonction.
Conclusion
La biologie est un gisement inépuisable de problèmes à modéliser. L'épidémiologie, l'imagerie médicale, la circulation sanguine, les modèles cardiaques, le cancer etc sont des exemples parmi beaucoup d'autres. Les mathématiques fournissent des outils et des méthodes pour appréhender des phénomènes variés mais les problèmes mathématiques ainsi générés soulèvent généralement de nouvelles questions strictement mathématiques qu'il s'agit alors de résoudre avant de pouvoir faire un retour fécond vers la biologie.
Pour aller plus loin
- Sur CultureMath : Propagation d'épidémies, par Thomas Chomette et Emmanuel Grenier.
- Ailleurs sur le web : Quand les cellules font bloc, par Adrien Blanchet. Publié sur le site Brèves de maths, mathématiques de la planète Terre.