Non, ce n'est pas la confession d'un aventurier à la Corto Maltese mais une citation extraite de la récente autobiographie du mathématicien Pierre-Louis Lions. Plus précisément, dans le chapitre 9, le professeur au Collège de France raconte notamment comment une collaboration avec des collègues californiens l'a amené dans un premier temps au milieu des émeutes de 1992, une véritable « guerilla urbaine », puis, dans un second temps, à déposer comme expert auprès de la Cour suprême à San Francisco. L'anecdote est atypique mais loin d'être isolée dans cet ouvrage: citons pour attiser votre curiosité la gym matinale avec de la musique rock/métal, la complicité étudiante avec Jean-Christophe Yoccoz sur les bancs du lycée Louis-le-Grand et de l'École Normale Supérieure, une jeune groupie bien trop entreprenante, la première rencontre avec son plus célèbre thésard (Cédric Villani), la critique mathématique du film Titanic de James Cameron...

Les lecteurs auraient tort de se limiter à ces quelques faits saillants issus de ce livre aux allures et au ton d'une conversation détendue.  Il y a bien davantage ! Citons d'abord le récit des passages obligés dans le parcours d'un médaillé Fields : la formation, les premiers résultats pré-médaille, l'approche de l'annonce, le secret des derniers mois avant le congrès international des mathématiciens (ici celui de 1994 à Zürich), le retour à la vie « normale ». Toutefois, le point le plus passionnant de ce témoignage n'est pas dans cette chronologie mais davantage le cri d'amour envers les mathématiques et, plus rigoureusement, les mathématiques appliquées. Pierre-Louis Lions exprime admirablement sa vision et sa pratique entre une forte intuition (avec une inébranlable confiance en celle-ci) et une inclination personnelle vers les questions qui ont une importance pratique pour notre monde. Dans le détail, il évoque ses premiers travaux sur l'ultracentrifugation pour le CEA en marge de son premier poste CNRS, puis l'obtention des solutions de viscosité pour les équations de Hamilton-Jacobi... jusqu'aux travaux récents en théorie des jeux à champ moyen (MFG) avec Jean-Michel Lasry.

Bref, des anecdotes croustillantes et le détail de résultats en mathématiques appliquées ; cela suffirait à rendre un récit passionnant mais un autre aspect est ici remarquable: Pierre-Louis Lions se livre de manière touchante, voire intime, lorsqu'il parle de ses relations avec son père, le célèbre mathématicien Jacques-Louis Lions dont il a suivi les traces sans que l'un ni l'autre ne le souhaite ; lorsqu'il évoque ces années d'étudiant où il abuse de la tolérance que ses brillants résultats permettent face à son comportement adolescent ; ou encore lorsqu'il évoque, avec une sincérité désarmante, qu'il n'a jamais réussi à peser politiquement dans les différents comités où il est invité (le chapitre est intitulé « Zéro pointé »).

Au regard d'autres autobiographies mathématiques (comme celles, célèbres, de Laurent Schwartz ou d'André Weil...), cet ouvrage ne laissera pas forcément le plus grand souvenir littéraire mais il touchera indéniablement lectrices et lecteurs, qu'ils connaissent Pierre-Louis Lions ou qu'ils le découvrent, par sa sincérité et son authenticité... et tout cela sans cacher le quotidien d'un grand mathématicien amateur d'applications !

 

Auteur de cette revue : Roger Mansuy