Un bateau étroit, trois femmes, trois hommes et la nuit noire...
Trois maris jaloux se trouvent de nuit avec leurs femmes au passage d'une rivière où ils ne rencontrent qu'un petit bateau sans batelier, si étroit qu'il n'est capable que de deux personnes, on demande comment ces six personnes passeront deux à deux, tellement que jamais aucune femme ne demeure en compagnie d'un ou deux hommes si son mari n'est pas présent.
Il faut qu'ils passent en six fois en cette sorte. Premièrement, deux femmes passent, puis l'une ramène le bateau et repasse avec la troisième femme. Cela fait l'une des trois femmes ramène le bateau, et se mettant en terre avec son mari, laisse passer les deux autres hommes qui vont trouver leurs femmes. Alors un desdits hommes avec sa femme ramène le bateau, et, mettant sa femme en terre, prend l'autre homme et repasse avec lui. Finalement la femme qui se trouve passée avec les trois hommes entre dans le bateau, et en deux fois va quérir les deux autres femmes : par ainsi en six fois tous passent.
Il semble que cette question ne soit fondée en aucune raison ; mais toutefois la condition apposée qu'il ne faut point qu'aucune femme demeure accompagnée d'aucun des hommes si son mari n'est présent, nous peut guider pour trouver la solution d'icelle par un discours infaillible. Car il est certain que pour passer deux à deux il faut ou que deux hommes passent ensemble, ou deux femmes, ou un homme avec sa femme. Or, au premier passage, on ne peut faire passer deux hommes (car alors un homme seul demeurerait avec les trois femmes contre la condition) ; donc il est nécessaire que deux femmes passent, ou qu'il passe un homme avec sa femme ; mais ces deux façons reviennent à une d'autant que si deux femmes passent, il faut que l'une ramène le bateau ; partant une seule se treuve en l'autre rive ; et si un homme passe avec sa femme, le même adviendra, d'autant que l'homme doit ramener le bateau (car si la femme le ramenait, elle se treuverait avec les deux autres hommes sans son mari). Au second passage, deux hommes ne peuvent passer (car l'un deux lairrait sa femme accompagnée d'un autre homme) ; un homme aussi avec sa femme ne peut passer (car étant passé il se treuverait seul avec deux femmes) ; il est donc nécessaire que les deux femmes passent : ainsi les trois femmes étant passées, il faut que l'une d'icelles ramène le bateau. Quoi fait, au troisième passage, où restent à passer les trois hommes et une femme, on voit bien que deux femmes ne peuvent passer, puisqu'il n'y en a qu'une ; un homme aussi avec sa femme ne peut passer (car étant passé il se treuverait seul avec les trois femmes) ; donc il faut que deux hommes passent, et allent vers leurs deux femmes, laissant l'autre homme avec sa femme. Or qui ramènera le bateau ? Un homme ne le peut faire (car il lairrait sa femme accompagnée d'un autre homme) : une femme ne peut aussi (car elle irait vers un autre homme laissant son mari) ; que si les deux hommes le ramenaient ce serait ne rien faire, car ils retourneraient là d'où ils sont venus. Partant, ne restant autre moyen, il faut qu'un homme avec sa femme ramène le bateau. Au quatrième passage, où restent à passer deux hommes avec leurs deux femmes, il est certain qu'un homme avec sa femme ne doit passer (car ce serait ne rien faire) ; les deux femmes aussi ne peuvent passer (car alors les trois femmes seraient avec un seul homme) ; donc il faut que les deux hommes passent. Alors pour ramener le bateau deux hommes ne peuvent être employés (car ce serait retourner là d'où ils sont venus) ; un homme seul aussi ne peut (car, cela fait, il se treuverait seul avec deux femmes), donc il faut que ce soit la femme qui en deux fois aille quérir les deux autres femmes qui restent à passer, et voilà le cinquième et sixième passage. Partant, en six fois ils sont tous passés sans enfreindre la condition.
Ce problème provient des "Problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres" de Claude-Gaspar Bachet de Méziniac, publiés et remaniés1 à de nombreuses reprises depuis la première édition (1612).