CultureMath : Vouliez-vous être mathématicien depuis tout petit ?

H. Duminil-Copin : Non, je ne savais même pas qu'on pouvait être mathématicien.

CultureMath : D'où est né votre intérêt pour les mathématiques ?

H. Duminil-Copin : Mon intérêt pour les mathématiques est venu sur le tard. En effet, durant mes études, j'étais bon en mathématiques et c'était probablement la discipline dans laquelle j'étais le plus à l'aise. Mais je ne crois pas avoir spécialement eu une passion intense pour les mathématiques. Lorsque j’étais petit, j'aimais plutôt l'astronomie, le sport. Après, au lycée, je me suis rendu compte de mes facilités en mathématiques. Toutefois, j'ai eu une expérience un peu traumatique en début d'année de Première où les choses ne se sont pas passées aussi bien que je le voulais. Je me suis donc mis à travailler davantage... mon niveau s’est considérablement amélioré. C’est donc un premier choc qui m'a permis de me rendre compte que j’avais des capacités particulières. Et c'est plus tard, plutôt en Master, que je me suis vraiment décidé entre l'enseignement et la recherche. Là, je me suis rendu compte du côté créatif des mathématiques que je voulais explorer.

CultureMath : Vous souvenez-vous d'un exercice de mathématiques qui vous a marqué au lycée ou au collège ?

H. Duminil-Copin : Je me souviens avoir eu beaucoup de plaisir à faire cet exercice de classe préparatoire un peu classique où l’on construit les morphismes additifs de $\mathbb {R}$ par étape. Sinon, de façon générale, j'aimais bien les exercices qui demandaient vraiment du temps, où il fallait réfléchir et où l'idée ne venait pas de façon évidente. J'étais très mauvais dans la résolution d’exercices de type Olympiades internationales qui demande de trouver une énorme astuce pour que les choses se déploient ensuite facilement. Dès le début de mes études, je préférais les exercices dont la réalisation demandait d'avoir une stratégie globale puis de procéder étape par étape. Dans ma recherche, j'ai toujours travaillé comme ça.

CultureMath : Quel livre recommanderiez-vous à un lycéen curieux ?

H. Duminil-Copin : J'ai un très bon souvenir du livre, « Le dernier théorème de Fermat » de Simon Singh parce qu'il présente le côté un peu épique de la recherche. C'est un livre qui reprend l'histoire du théorème de Fermat et les mathématiques qui ont été développées en tentant de le résoudre. En passant par Sophie Germain et Évariste Galois, on arrive à l'histoire d'Andrew Wiles avec sa résolution du théorème. Il y a beaucoup de découvertes dans ce livre car on y rencontre différents types de mathématiciens et on y comprend l’importance du « temps long ». Cela se lit bien et je trouve que c'est une jolie lecture. Je ne sais plus exactement quand je l’ai lu, c'était probablement en classe préparatoire.

CultureMath : Que pensez-vous de l'imagination en mathématiques ?

H. Duminil-Copin : Je pense qu'il y a beaucoup de mathématiques qui, en fait, viennent de la sensibilité et des goûts de leurs auteur(e)s. Je trouve donc que l'imagination joue un rôle important car c’est ce qui va guider le mathématicien ou la mathématicienne. De ce point de vue-là, je suis un fervent défenseur du rôle fondamental de l’imagination et de la sensibilité des individus dans la création mathématique.

CultureMath : Ressentez-vous des émotions en mathématiques ? Si oui, de quel type ? Est-ce que vous en avez un souvenir précis au lycée ou dans vos recherches ?

H. Duminil-Copin : Il y a des émotions négatives et positives en recherche. J'ai aussi des souvenirs d'émotions fortes pendant ma scolarité, par exemple en concernant des problèmes pour lesquels j’ai fini par trouvé une solution là où je pensais être complètement bloqué. Je n’ai pas attendu la recherche. J’avais justement déjà ce goût pour les problèmes difficiles, qu’on ne croit pas pouvoir résoudre, qui exige qu’on s’y reprenne à plusieurs fois et pour lesquels la solution est un véritable aboutissement. Là, il y a un sentiment de bonheur et de satisfaction infinie, en particulier celui d’avoir appris de ses erreurs et d’avoir réussi à rebondir. C'est quelque chose de très important et de très agréable. En classe préparatoire, j'aimais beaucoup les exercices les plus difficiles, qui n’étaient en fait jamais corrigés. C'étaient bien sûr des exercices pour les meilleurs de la classe, mais puisqu'ils n'étaient pas corrigés, cela signifiait aussi qu'il n’y avait pas juste une semaine pour essayer de les résoudre. Je pense que c'était une bonne formation à la recherche mathématique.

CultureMath : Vous nous avez parlé d'émotions négatives, de difficultés... Avez-vous surmonté ces déceptions ou ces difficultés ? Si, oui comment ?

H. Duminil-Copin : On apprend assez vite que derrière la frustration, on peut finir par trouver la solution. Donc, de ce point de vue-là, quand on est frustré, on garde quand même dans un petit coin de notre tête l’espoir que c'est juste un moment difficile à passer. Et ça, je l'ai appris dès mon plus jeune âge. Et puis, forcément, avec l'expérience et avec les succès, c'est quelque chose qui devient de plus en plus facile à gérer. Cela demande un certain équilibre mental, des aptitudes intellectuelles qui ne sont pas forcément celles auxquelles on pense. Quand on pense au mathématicien, on aurait plutôt tendance à le comparer à une espèce de machine hyper forte apte à calculer les choses. Mais en fait, ce n'est pas forcément le point fondamental. Je vois des gens dans ma communauté, autour de moi, qui sont beaucoup plus intelligents que moi. Ce sont des personnes qui pensent plus vite, qui pensent mieux, mais peut-être ai-je d'autres qualités qui me permettent de résoudre le problème. C'est un équilibre fait de nombreux éléments qui n’autorisent pas l’abandon là où quelqu'un d'autre s’y résoudrait, même si en fait il allait plus vite vers la solution.

CultureMath : On entend souvent parler de l'anxiété mathématique ressentie par les élèves. Quels sont les conseils que vous donneriez aux élèves pour lutter contre cette anxiété ? Comment développer de l'intérêt, du plaisir chez les élèves en mathématiques ?

H. Duminil-Copin : Effectivement, c'est une question importante et récurrente. Je pense qu'il y a un point qui peut être perturbant : on est souvent amené à sanctionner l'erreur. Ceci est inéluctable mais cela ne correspond pas forcément au processus naturel de création en mathématiques. Ce dernier passe par des essais infructueux, par des exemples et des contre exemples. Ainsi l’intuition s’affine peu à peu. Le travail en équipe est aussi un aspect très important et rassurant de la recherche en mathématiques. Pour les jeunes qui veulent trouver du plaisir en mathématiques, ces fameux problèmes où il est possible et même nécessaire de tâtonner avant de trouver la bonne solution ont souvent un impact bénéfique. Ainsi, on est heureux de sa solution car elle vient d'un changement de vision du problème. On a essayé, on a fait plusieurs erreurs et finalement on comprend enfin comment ça se passe.

CultureMath : Certains élèves pensent que les maths ne servent à rien. Quel serait votre message à faire passer aux élèves pour montrer que les mathématiques ont une utilité ?

H. Duminil-Copin : Je ne suis pas sûr qu'un enfant apprenne parce qu'on lui dit que quelque chose est utile. Je pense qu'il faut réconcilier ces élèves avec le plaisir de faire des mathématiques. Pour un enfant qui pense que les maths sont inutiles, je lui rappellerais non pas leur utilité, ni la technologie où il faut des ingénieurs en maths, mais je me focaliserais sur le plaisir, sur le fait que lorsqu’on fait des maths, on apprend à penser tout simplement. Je suis toujours étonné quand on me dit que les maths ne sont pas utiles dans la vie de tous les jours. En fait, contrairement à ce que disent certaines personnes, ça me sert très souvent, par exemple à essayer de comprendre si tel raisonnement est juste, si telle nouvelle est crédible, etc. On muscle son cerveau quand on fait des mathématiques. Au même titre que muscler son corps est utile pour avoir un corps sain, muscler son cerveau, est utile pour avoir un esprit sain. Je sais que les gens utilisent souvent l'exemple du théorème de Thalès pour illustrer a quel point les mathématiques sont déconnectés des besoins du citoyen et de la citoyenne. Je ne l’ai jamais utilisé dans ma vie quotidienne. Mais à travers ce théorème, on apprend le raisonnement. C'est important d'avoir un raisonnement logique quand on est adolescent et quand on est adulte. D'ailleurs, c'est un « super pouvoir » aujourd'hui dans notre société parce que ça permet de trier les informations et de se positionner dans les discussions.

CultureMath : Vos recherches portent essentiellement sur la percolation. Qu'est-ce qui vous motive dans ces recherches ?

H. Duminil-Copin : La première chose qui m’a attiré dans ce domaine, c'est qu'il se situe entre les mathématiques et la physique. J'entends par là que ce sont des sujets de recherche qui intéressent à la fois les physiciens et les mathématiciens. Personnellement, j’ai une intuition assez physique et c'était important pour moi qu'il y ait un lien avec la physique. Ça, c'était la motivation principale. Et la deuxième chose, c'est que j'ai aussi une intuition assez visuelle. Dans ce domaine, le dessin est quelque chose d'assez important pour se guider et pour trouver les preuves. Ce sont les deux choses qui m'ont attirées extrêmement vite vers ce domaine.

CultureMath : Quelles sont les applications concrètes issues de vos résultats mathématiques démontrées dans les modèles de percolation ?

H. Duminil-Copin : La réponse est courte, je ne les connais pas. Je fais de la recherche théorique et les applications viennent bien plus tard, mises en place par des personnes différentes. Afin de comprendre comment cela a lieu, il suffit de regarder le passé. Prenez l’exemple des applications des théories d’Einstein, qui sont déjà pour beaucoup plus appliquées que ce que je fais. Ce sont des choses qui ont mis des années et des années à prendre forme et qui aujourd'hui font partie de notre quotidien. C’est d’ailleurs une bonne façon de voir que la recherche fondamentale est quelque chose de crucial et qu'il faut valoriser. Quasiment toutes les applications technologiques et pratiques de notre vie de tous les jours sont basées sur des découvertes antérieures de travaux de recherche fondamentale.

CultureMath : Quelles sont les grandes questions importantes qu'il faudrait résoudre pour les modèles de percolation ?

H. Duminil-Copin : Il y en a un grand nombre. Jusque très récemment, les modèles de percolation qui étaient compris, étaient des modèles qu'on appelle indépendants, c'est-à-dire où il y a beaucoup  d'indépendance probabiliste. Les modèles de percolation sont reliés à beaucoup d'autres systèmes en physique statistique mais en général, ce sont des modèles de percolation dépendante et non pas indépendante. Donc, ce sont des modèles pour lesquels il faut développer une théorie plus robuste, plus difficile, par rapport à ce qu'on a l'habitude de faire pour la percolation indépendante. Et là, quand on entre dans ce domaine, il y a plusieurs aspects qui ne sont pas connus. Développer une théorie robuste de la percolation dépendante permettra d'augmenter les applications de la percolation à d'autres domaines des mathématiques.

CultureMath : Est-ce que les simulations informatiques sont utiles pour répondre aux questions mathématiques ? Est-ce que cela vous a aidé dans vos recherches ?

H. Duminil-Copin : Pour certaines personnes, cela peut aider en effet. Il y a beaucoup de recherches mathématiques qui sont basées sur les simulations. Dans mon domaine, ce n’est pas le cas. J'ai une image mentale assez précise de ce que je dois faire. Par contre, j'utilise parfois des intuitions qui sont basées sur des articles que j’ai lus, qui pour certains ont vu le jour grâce à des simulations. Par exemple, j'utilise souvent des arguments qui viennent de la physique. Je pense que beaucoup de physiciens utilisent les simulations pour leurs expériences afin de trouver la direction vers laquelle aller et ensuite créer des arguments un peu plus robustes et un peu plus théoriques. De ce point vue, ces simulations peuvent aussi être utiles à notre communauté.
CultureMath : En quoi les langues sont-elles ou ont-elles été importantes dans votre parcours et dans vos recherches ?

H. Duminil-Copin : Personnellement, je suis fâché avec les langues étrangères depuis longtemps. J'étais un élève catastrophique en langue étrangère, tellement catastrophique qu'aujourd'hui, après huit ans d'allemand à l'école, je ne le parle pas du tout. C'est d'ailleurs un peu cocasse parce que je suis aussi professeur en Suisse et que la règle dans ce pays, c'est que chacun parle dans sa langue maternelle. Je vis donc de grands moments de solitude lorsqu’il y a de longs discours en allemand. Et je me rends compte à quel point je ne comprends strictement rien malgré mes huit ans d'études. En anglais, ce n'est pas infiniment mieux. Ça m’a pris beaucoup de temps. J'ai appris sur le tard en me retrouvant parachuté à Vancouver alors que j'avais 22 ans. Là-bas, il a fallu apprendre l'anglais réellement. La recherche aujourd'hui se fait quasi exclusivement en anglais, c'était donc quelque chose de plutôt compliqué à gérer. Maintenant, ça va beaucoup mieux. J'aime collaborer avec beaucoup de gens et demander que toutes ces personnes-là parlent le français serait complètement utopique. On parle donc anglais.

CultureMath : Quel est l'impact de la médaille Fields dans votre métier, dans votre quotidien, et quelle a été votre première réaction après avoir remporté cette médaille ?

H. Duminil-Copin : Pour l'impact sur le quotidien, dans mon métier ou hors de mon métier, ce sont deux réponses totalement différentes. Dans mon métier, j'avais déjà une certaine reconnaissance avant la médaille. De toute façon, il n’y a toujours qu’un petit nombre de mathématiciens et de mathématiciennes pouvant être considéré pour la médaille. Et ces quelques personnes bénéficient toutes du même respect de la part du reste de la communauté mathématique. Donc ça, ça ne change pas trop. En dehors de mon métier, c’est une autre chose. Du jour au lendemain, les gens ont découvert mon existence. Quand je dis les gens, j’entends par exemple les politiques, les journalistes et le public. Là, c'est assez frappant de voir la différence. Ça vous projette sur le devant de la scène alors que vous n'avez pas été sélectionné pour ça. En plus, obtenir la médaille Fields ne signifie pas qu’on a des capacités spécifiques pour la vulgarisation ou la diffusion des savoirs. C'est un challenge assez nouveau et assez intéressant mais c’est aussi source de stress. Concernant l’attribution de la médaille, je l’ai appris en janvier et cela devait rester secret jusqu'au 5 juillet. Même si ce n'est pas un objectif en soi, cela a été un grand moment de joie, forcément. C'est vrai que c'est un honneur immense que nous fait la communauté et on le prend comme un compliment, à la fois pour nous et puis pour notre équipe de recherche, pour nos collaborateurs, pour notre domaine en général. Donc, il y a eu un moment de plaisir, de bonheur. Et il y a eu aussi eu ce moment de prise de conscience et de réflexion car ce sont des enjeux qui nous dépassent un peu.