Recontre avec Maryna Viazovska, mathématicienne ukrainienne de 38 ans, enseignante à l'École polytechnique fédérale de Lausanne qui est la deuxième femme à avoir obtenu la médaille Fields (2022).
CultureMath : Ressentez-vous des émotions lorsque vous faites des maths ? Si c'est le cas, quel genre d'émotions ? Dans quelle situation ?
M. Viazovska : Oui, je ressens de la curiosité. Aussi je peux éprouver un sentiment de plaisir esthétique quand il y a un beau théorème, quand je peux trouver un bel argument. Il y a également des émotions quand on est capable de créer quelque chose de beau, c'est donc une satisfaction intellectuelle. En outre, les émotions liées aux mathématiques sont souvent surprenantes, car l'un des aspects intéressants des mathématiques est que de nombreuses choses fonctionnent de manière antagoniste et parfois les choses ne marchent pas, alors c'est la tristesse. En mathématiques, il y a un spectre large d’émotions.
CultureMath : Que pensez-vous de l'imagination en mathématiques ?
M. Viazovska : Je pense que l'on pourrait peut-être considérer les mathématiques comme une sorte de loi : les mathématiques suivent des règles très strictes, elles sont très exigeantes et d’un autre côté, comme avec les Lego, si vous savez comment travailler avec les blocs de base, il n'y a pas de limite à ce que vous pouvez construire. Aussi, il n'y a pas de limite dans le type de questions que nous pouvons poser ou dans le type de nouveaux phénomènes que nous pouvons découvrir. Et je pense que les mathématiques, d'une part, nous disciplinent et nous enferment dans nos limites, d’autre part elles nous donnent aussi cette structure et cette force pour aller de l'avant. Ce que les mathématiques peuvent faire pour nous, c'est séparer dans notre imagination les choses qui sont en quelque sorte possibles et celles qui sont définitivement impossibles et qui n'ont pas de sens.
CultureMath : Comment avez-vous développé un intérêt pour les mathématiques ?
M. Viazovska : Cet intérêt pour les mathématiques a commencé dès l'enfance et je pense que l'influence de mes professeurs a été très importante, notamment mon tout premier professeur à l'école primaire et mon professeur au collège, qui était une femme très stricte, mais je pense qu’elle était passionnée par les mathématiques. Et puis bien sûr, mon professeur de mathématiques au lycée a eu aussi une grande influence, car avant de devenir professeur, il a également travaillé comme mathématicien dans la recherche. Il avait donc beaucoup d'imagination mathématique, de goût pour les mathématiques et d'énormes connaissances, et il était également capable d'intéresser les enfants aux mathématiques.
CultureMath : Vous souvenez-vous d'un de vos premiers exercices de mathématiques ?
M. Viazovska Je ne me souviens pas d’exercice en particulier… Une chose qui m'a impressionnée quand j'étais enfant, mais peut-être que — c'est un peu, je ne sais pas comment dire — ce n'est pas quelque chose de très inhabituel. Peut-être connaissez-vous le jeune Gauss, lorsque celui-ci a trouvé la somme des nombres de 1 à 100 ? Lorsque quelqu'un m'a expliqué comment il avait calculé cette somme, je me souviens avoir été très impressionnée par ce résultat. C'était l'une de mes premières impressions mathématiques.
CultureMath : Avez-vous toujours voulu devenir une mathématicienne ?
M. Viazovska : Je pense que c'est en fait assez tard dans ma vie que j'ai appris qu'il existait une telle possibilité d'être mathématicien. Je pense que peu de gens savent en fait qu'il existe une profession qui permet de prouver des théorèmes pour de l'argent. J'ai aimé étudier les mathématiques, et je pense avoir compris très tôt que je voulais que ma vie soit liée aux mathématiques, mais à ce moment-là, je ne savais pas si j’allais me diriger dans l’ingénierie ou l’enseignement. C’est quand j'étais étudiante à l'université, que j'ai réalisé qu'être chercheur en mathématiques était aussi une option, et c'est quelque chose qui semble très bien fonctionner pour moi…
CultureMath : On entend parfois parler de l'anxiété des maths ? Quels conseils donneriez-vous aux étudiants ou aux enseignants pour surmonter cette anxiété ? Comment faire pour que les élèves s'intéressent aux mathématiques ? Comment leur faire aimer les maths ?
M. Viazovska : J'imagine que beaucoup de gens ont peur des cours de mathématiques et que cela peut avoir un rapport avec la personnalité du professeur ou certaines méthodes utilisées. Lorsque j'allais à l'école, je pense qu'il était assez courant que le professeur demande aux élèves de se présenter au tableau et qu'il donne déjà au tableau un exemple d'exercice à résoudre, puisque vous vous tenez devant tous vos camarades de classe en train de résoudre l'exercice, vous voyez pour la première fois que vous faites des erreurs. Je ne suis pas sûr que ce soit le phénomène que vous décrivez, mais ce que je peux imaginer, c'est cette peur de faire une erreur ou qu'on vous fasse remarquer que vous avez fait une erreur. Et ce type d'anxiété peut peut-être être changé en changeant simplement de méthode.
Aussi, le système scolaire est organisé de manière à se concentrer sur les punitions pour les erreurs et à récompenser les élèves qui ont réalisé correctement les exercices. Mais, ce que je décris, ce n'est peut-être pas quelque chose de spécifique aux mathématiques, cela peut arriver dans d’autres domaines. Peut-être que différentes personnes aiment ceci ou comprennent et aiment différentes choses en mathématiques. Je crois aussi que l'enseignement et l'apprentissage sont des processus très individuels et qu'il est assez difficile d'avoir un programme qui soit aussi intéressant pour tout le monde. Aussi, les gens développent cette mauvaise expérience en mathématiques quand ils ont manqué un concept important du passé. Parce que les mathématiques sont vraiment une matière où les connaissances antérieures sont construites à partir de ce que vous savez déjà. Si vous manquez un sujet en mathématiques, vous serez en quelque sorte handicapé pour apprendre tout le reste. Et encore une fois, je n'ai pas de données scientifiques pour étayer cette affirmation. L'expérience que j'ai acquise en travaillant avec les personnes pendant de nombreuses années m'a appris que les gens ont souvent des problèmes s'ils ont manqué un sujet important dans le passé. Par exemple, si un étudiant ne comprend pas comment utiliser des parenthèses, alors tous les sujets suivants seront difficiles à apprendre… Mais, peut-être que le remède contre cela, c'est juste apprendre, répéter, réviser et identifier les lacunes qui pourraient exister et combler ces lacunes.
CultureMath : On entend souvent dire que les mathématiques sont inutiles. Quel message pouvons-nous transmettre aux élèves afin de leur montrer que les mathématiques sont utiles ?
M. Viazovska : Oui, mais ici, je pense que nous avons vraiment affaire à un paradoxe, qui est peut-être un paradoxe de notre civilisation. « Comment est-ce que je pense l'utilité ou l'inutilité de la connaissance ? » Ça dépend vraiment de la façon dont on voit les choses. Est-ce que nous la recherchons du point de vue de notre propre vie ou du point de vue de la vie de toute la société ? Et il y a beaucoup de choses que je ne sais pas et que je n'ai même pas besoin de savoir dans ma vie. Je peux toujours avoir une vie privée et une carrière très réussie et m'en sortir sans connaître ces choses parce que je m'appuie sur le savoir des autres. Par exemple, je ne peux pas conduire moi-même et je peux utiliser les transports publics ou un taxi, mais en même temps, je compte sur les autres pour conduire. Et je suppose que la même chose se produit avec les mathématiques, c'est que les mathématiques dans notre vie en général, je pense qu'elles sont extrêmement utiles et je n'ai pas besoin d'argumenter et de défendre les mathématiques dans cette mesure, n'est-ce pas ? Même aujourd'hui, nous parlons de consommation et probablement d'un grand nombre d'algorithmes écrits en arrière-plan, et ces algorithmes ont été écrits par des programmeurs. Et ces programmeurs étaient probablement aussi des experts en mathématiques. Et, comme, par exemple, la visio fonctionne aussi bien parce que nous savons comment traiter les images, nous savons comment les envoyer efficacement sur Internet, nous savons comment les coder et les décoder. Et tout cela, c'est une grande partie des mathématiques. Les mathématiques sont déjà faites par des personnes qui ont développé le programme, par des scientifiques qui ont développé des méthodes, et maintenant elles sont exécutées par un ordinateur. Dans ce sens, je pense que beaucoup d'étudiants ont raison. En effet, dans leur vie, ils peuvent avoir une vie merveilleuse sans connaître beaucoup de mathématiques. Par exemple, faire du yoga rend notre corps plus sain. Je pense que faire des mathématiques récréatives, c'est ce qui aide notre esprit. Mais si vous ne faites pas de yoga, vous pouvez quand même avoir une belle vie. Donc, si vous ne connaissez rien aux mathématiques, vous pouvez quand même avoir une vie merveilleuse. Mais il est très important pour la société qu'il y ait des gens qui les connaissent vraiment, vraiment bien. Et je pense qu'être l'une de ces personnes peut être très intéressant, très gratifiant.
CultureMath : Est-ce que quelque chose en particulier vous a amené à travailler sur le problème de l’empilement de sphères ?
M. Viazovska : Je pense que c'était plus ou moins la logique de mon travail, parce que le « sphere packing » était une question ouverte depuis longtemps, un domaine dans lequel je travaille, et il y a eu des recherches antérieures qui ont montré qu'une solution complète est possible. Ce n'est peut-être pas si loin de nous. C'est pourquoi j'ai commencé à travailler sur ce problème.
CultureMath : Avez-vous déjà été déçue dans vos recherches ? Est-ce le cas ? Comment avez-vous surmonté votre déception ?
M. Viazovska : Il y a de nombreuses situations où la déception est possible, par exemple lorsque j'essaie de résoudre un problème et que je ne peux pas le résoudre, ou lorsque je résous le problème, mais que j'apprends ensuite qu'en fait quelqu'un l'a déjà fait auparavant. Et la déception passe par un travail de mise en cohérence, tout comme toutes les autres déceptions dans la vie. Alors d'abord, on fait un peu de deuil, mais ensuite on se remet et on continue. Je n'ai donc pas de recette spéciale pour cela.
CultureMath : Quelle est votre opinion sur l'erreur en mathématiques ? Comment faites-vous face à cette situation ?
M. Viazovska : Quand les étudiants et les élèves font des erreurs, je pense que c'est normal. Et peut-être, encore une fois, lorsque certaines personnes ont peur des mathématiques, c'est peut-être parce qu’ils ont peur de faire des erreurs. Je considère les mathématiques comme une activité créative. Et bien sûr, si nous parlons d'activité créative, c'est normal que certaines erreurs soient commises. Et si elles sont faites pendant l'apprentissage, il faut créer un environnement sûr. Quand les gens se font confiance, ils n'ont pas peur de faire des erreurs… surtout que je pense que nous n'essayons pas de les faire exprès, après tout. Les erreurs et l'apprentissage sont donc normaux et nous en tirons des leçons. C'est ainsi que nous grandissons. Bien sûr, lorsqu'il y a une erreur dans certaines mathématiques appliquées, comme lorsque le mathématicien qui a déterminé la trajectoire d'une fusée peut se tromper et la fusée va se diriger dans la direction opposée. C'est donc une terrible erreur. Bien sûr, il faut éviter ce genre d'erreurs. Mais je pense aussi que les gens ont développé beaucoup de méthodes pour éviter cela. Il y a aussi ce type d’erreur dans la recherche mathématique. Par exemple, on annonce une preuve de théorème et il s'avère ensuite que la preuve était en fait fausse et qu'il y avait une erreur. Cela arrive rarement, mais oui, c'est une situation désagréable qui est aussi à éviter. Mais heureusement, en mathématiques, nous n'avons pas beaucoup d'exemples de ce genre. C'est donc pour cela que les mathématiciens doivent être toujours critiques. Même si vous citez le résultat de quelqu'un, il est préférable de ne pas seulement lire le résultat mais de vérifier la preuve pour avoir une idée, pour comprendre que nous comprenons bien la preuve, que nous n'y trouvons pas d'erreur. Les mathématiques sont l'un des rares domaines où nous avons au moins une chance théorique de ne pas faire d'erreurs.
CultureMath : Avez-vous étudié les langues étrangères ? Les langues jouent un rôle important dans votre étude ou votre recherche ?
M. Viazovska : Oui, bien sûr. Je viens d'Ukraine, donc ma langue maternelle est l'ukrainien et le russe. J’ai étudié l'anglais car il s'agit d'un langage international utilisé dans le domaine scientifique aujourd'hui et il en sera probablement ainsi pendant un certain temps. Et puis j'ai vécu longtemps en Allemagne. J'ai dû apprendre l'allemand. J'ai vécu là-bas pendant dix ans. Ainsi, à la fin de ces dix années, j'étais capable de parler aux gens, d'avoir une conversation amicale, d'utiliser l'allemand dans la vie quotidienne. Et maintenant, je vis en Suisse, dans le canton de Vaud où la langue parlée est le français. Je ne parle peut-être pas aussi couramment le français que je le voudrais, mais j'y travaille. Ainsi, par exemple, mes enfants parlent français, car ils doivent parler français pour pouvoir discuter avec leurs amis.
CultureMath : Quel effet a eu cette reconnaissance académique sur votre recherche ou votre vie quotidienne ?
M. Viazovska : Je pense bien sûr que la médaille est une reconnaissance de mon travail et c'est très agréable. Et pour l'instant, il y a eu de nombreuses célébrations. Et bien sûr, aussi maintenant j'ai moins de temps, j'ai plus de responsabilité. Je pense que ma vie est plus ou moins la même, j’ai juste plus d’attention et peut-être aussi plus de travail à faire en ce moment. Mais je pense que ces deux-là s'équilibrent en quelque sorte.
CultureMath : Quelle a été votre première réaction lorsque vous avez appris cette nouvelle ?
M. Viazovska : J’étais très heureuse et très honorée car très peu de mathématiciens reçoivent une médaille Fields, et c'était un grand honneur pour moi.
CultureMath : Quelles sont vos passions ?
M. Viazovska : Les mathématiques, ma famille et mes enfants. J'aime enseigner les mathématiques aux gens. Ce sont mes passions dans la vie.
CultureMath : Que pensez-vous des filles et des maths ?
M. Viazovska : Je ne vois absolument aucune raison pour qu'il y ait moins de filles que de garçons pour faire des maths. Les mathématiques ne se soucient pas du sexe des gens ni de l’âge… les personnes âgées peuvent être mathématiciennes. C'est un domaine très abstrait. Et le fait que nous voyons peu de filles en mathématiques, cela est dû à des raisons sociales et des traditions que nous avons, et que nous devrions perdre. J’espère que de plus en plus de filles et de femmes viendront aux mathématiques car il y a beaucoup de volonté et beaucoup d'enthousiasme pour amener plus de femmes et plus de filles dans les sciences. Nous devons aussi être patients, car je pense que si nous sommes patients, les filles seront plus présentes dans les sciences. En même temps, le fait de trop précipiter les choses peut aussi nuire à ce processus à l'avenir. Aussi, je pense que si vous voulez vraiment un changement dans les années qui viennent, nous devrions commencer avant l’université. Ainsi, très souvent, c’est à l’école primaire que les enfants s'intéressent ou ont peur des mathématiques. Et c'est donc là que nous devrions essayer de comprendre quelle serait la meilleure pratique, quels types de pratiques seraient profitables aux filles. Et parfois, j'ai l'impression que, par exemple, si nous créons un environnement très compétitif, nous faisons fuir beaucoup de filles, alors peut-être qu'il devrait y avoir plus de méthodes sur, par exemple, comment nous étudions, comment nous encourageons les filles à apprendre les mathématiques. Peut-être que ça devrait être quelque chose qui est moins axé sur la compétition mais plus sur la réalisation de projets...