CultureMath : D'où est né votre intérêt pour les mathématiques ?

C. Voisin : Lorsque j'étais enfant, vers l'âge de dix ans, mon père, qui était déjà assez   âgé, a perdu son emploi en raison de la crise économique des années 70. À ce moment-là, il a consacré plus de temps à s'occuper de nous, ses enfants, et en particulier de moi, car j'étais douée en mathématiques, contrairement à mon frère qui avait juste un an de plus que moi et n'était pas intéressé par les mathématiques. Finalement, j'ai bénéficié indirectement de sa présence plus marquée dans notre vie.

Mon père, né en 1917, avait reçu une éducation très classique à l'École polytechnique, et il possédait une solide culture, bien que rétrospectivement, je puisse dire qu'il s'agissait d'une culture à l’ancienne. Il m'a enseigné la géométrie traditionnelle, les équations des ellipses, et d'autres notions mathématiques. J'ai beaucoup appris de lui, même si cela n'était pas nécessairement au goût du jour.

Cependant, ce qui a vraiment piqué mon intérêt, je dirais que cela s'est produit lorsque j'étais un peu plus âgée, vers l'âge de douze ou treize ans. À ce moment-là, j'ai découvert un livre de mathématiques de niveau Terminale (Algèbre, de Condamine et Vissio)  que mon frère aîné, qui avait neuf ou dix ans de plus que moi, avait laissé à la maison. J'ai commencé à travailler sur ce livre et j'y ai découvert des notions mathématiques qui m'ont énormément plu, en particulier les congruences. Dans ce livre, les mathématiques étaient présentées de façon  relativement abstraite, avec de nombreuses définitions, et je me souviens d'avoir été particulièrement ravie de la définition d'un idéal dans un anneau.

C'était une période marquante pour moi, où j'ai commencé à m'intéresser sérieusement aux mathématiques. Je n'avais pas encore la moindre idée qu'on pouvait faire des mathématiques en tant que profession, mais cela a été le moment où j'ai vraiment commencé à m'investir dans cette discipline.

CultureMath : Est-ce que vous recommanderiez ce manuel, si le on trouvait encore, à  un lycéen curieux en mathématique ?

C. Voisin : Oui, certainement,...En pensant à ce livre, je me souviens en particulier d'un échange que j'ai eu avec mon père, je devais être en quatrième ou en troisième, et cela portait sur le théorème de Bézout. Ce livre  expliquait la démonstration de manière moderne, en introduisant l'idée que l'ensemble des nombres entiers qui sont des combinaisons de deux entiers donnés  était  un idéal dans l’anneau des nombres entiers, et que tous les idéaux dans cet anneau étaient principaux. J'ai été absolument ravie par cette approche. Cependant, je me souviens que mon père, qui connaissait bien sûr le théorème  de Bézout, m'a dit que tout cela n'était pas nécessaire et qu'on pouvait se contenter de faire des divisions euclidiennes, ce qui était tout à fait correct.

Personnellement, j'ai apprécié ce détour, l'idée de démontrer un résultat en étudiant les propriétés d'un ensemble. Encore aujourd'hui, quand on me demande pourquoi j'aime les mathématiques, je réponds qu'une partie importante des mathématiques pour moi consiste à créer de bonnes définitions. Même si je n'ai pas besoin de définir de nouveaux concepts tous les jours, cela reste une partie importante de la démarche mathématique pour moi. Il s'agit d'introduire les objets de manière adéquate, en choisissant les objets appropriés à étudier, et en les définissant rigoureusement. Les définitions en mathématique  sont en tout cas  une étape que j'ai découverte  à cette époque et qui est toujours restée importante pour moi par la suite.

CultureMath : Vous parlez de définition, de rigueur, mais que pensez-vous de l'imagination en mathématiques ?

C. Voisin : C'est un aspect très important, mais je ne sais pas si j'utiliserais le terme « imagination ». En fait, le recours à l'imagination n'a pas vraiment été mon point  d’entrée dans les mathématiques. Les mathématiques ne m'ont pas été présentées au départ de cette manière et mon approche des mathématiques a  été au départ un peu plus contemplative, je dirais.

Au début, je considérais les mathématiques comme une forme de savoir, mais c'est seulement plus tard, en devenant chercheur, que j'ai réellement saisi le rôle central de la créativité en mathématiques. Au départ, j'ai dû me convaincre que les mathématiques étaient une science sérieuse, et je ne les voyais pas du tout comme une activité où   l'imagination jouait un rôle. Par la suite, la créativité est devenue essentielle pour moi en mathématiques, mais il s'agit d'une forme de créativité particulière. On pourrait peut-être mieux la qualifier d'inventivité, car elle est nécessaire pour, par exemple, trouver des solutions à des problèmes, mais aussi se poser des questions, ou aussi poser les bonnes définitions. Cependant, cette inventivité peut parfois sembler mystérieuse, car elle emprunte souvent des voies inconscientes. Il y a aussi le fait que notre cerveau fonctionne à différentes vitesses. La créativité se manifeste lorsque notre cerveau nous propose des réponses à des problèmes, parfois de manière inattendue, en nous suggérant de prendre une direction que nous n'avions pas envisagée au départ.

C'est quelque chose qui me fascine, le fait qu’il y ait  des parties de notre cerveau qui travaillent en arrière-plan et qui nous aident à progresser. La créativité se cache là, dans ces processus subconscients. En plus de nos efforts conscients pour lire des articles, réfléchir, et comprendre des arguments, il y a des aspects plus profonds et inconscients de l’activité mathématique, où se manifeste la créativité. La notion d'imagination n'est pas inutile, mais elle n’est pas vraiment le premier terme qui me vient à l'esprit. C'est souvent  difficile de dire d'où viennent ces idées nouvelles, pourquoi on décide soudainement d'explorer une nouvelle voie pour résoudre un problème. C'est pourquoi je pense que c'est l'un des aspects les plus mystérieux de la pratique  mathématique.

Ce que je voulais aussi  dire plus tôt, c'est que lorsque j'étais enfant, je n'étais pas complètement fascinée par les mathématiques, car j'avais du mal à prendre au sérieux l'exercice de démontrer des résultats déjà connus. C'était comme jouer à recréer un chemin déjà tracé par d'autres. L'enjeu de la démarche ne me semblait pas très clair, et j'étais plutôt sceptique à ce sujet. C'est seulement plus tard que j'ai compris pleinement la réalité des mathématiques, en particulier la quête de nouveauté, lorsque nous sommes confrontés à un épais brouillard d'ignorance et que nous ne savons pas ce qui est vrai. Parfois, nous pensons que certaines choses devraient être vraies, mais nous n'avons aucune idée de comment les prouver. Nous nous trouvons souvent dans l'obscurité la plus profonde, et pour moi, c'est cette obscurité qui rend les mathématiques authentiques et profondes. C'est la recherche de l'inconnu qui m'attire dans les mathématiques.

CultureMath : Vous êtes intéressée un peu tard aux mathématiques... Qu'est-ce qui a fait que vous avez décidé d'être mathématicienne ? À quel moment de vos études, vous êtes dit : je vais être mathématicienne. Est-ce que vous souvenez ?

C. Voisin : J'ai suivi des classes préparatoires entre 1979 et 1981, et j'ai particulièrement apprécié ma première année de classe préparatoire. J'y ai appris énormément de choses. Les mathématiques étaient d'une profondeur extraordinaire, d'une beauté incomparable. La topologie générale, en particulier, m'a fascinée par son aspect majestueux. Tout fonctionnait bien, nous avions des problèmes à résoudre, et cela rendait l'expérience passionnante. C'est vraiment une des années où j'ai le plus appris et où je me suis engagée de manière plus profonde dans les mathématiques.
Après cela, j'ai toujours ressenti le besoin de plonger encore plus en profondeur, même après avoir intégré l'École normale supérieure. Pendant deux ou trois ans encore, je me suis interrogée sur la possibilité de faire de la philosophie, car je recherchais quelque chose au-delà des idées mathématiques, peut-être même ce qui engendrait ces idées. Cependant, lorsque j'ai commencé à explorer les mathématiques par moi-même, à créer mes propres mathématiques, cette insatisfaction a trouvé son apaisement.

C'est également à ce moment-là que j'ai découvert des mathématiques encore plus avancées que  celles que j'avais étudiées en classe préparatoire. J'ai exploré des domaines plus spécialisés, tels que la topologie algébrique lors de ma Maîtrise. Plus tard, en troisième cycle, j'ai été introduite à des théories magnifiques, comme la géométrie riemannienne, la théorie des géodésiques, de la courbure,  et le calcul des variations, notamment grâce au cours  de Marcel Berger. Ces théories se caractérisaient par des définitions très pertinentes et extrêmement bien élaborées, ce qui les rendait captivantes.

C'est à ce moment que j'ai vraiment plongé dans des domaines mathématiques plus spécialisés, qui  sont devenus mon univers de prédilection. Finalement, c'est cette expérience qui m'a convaincue de poursuivre une carrière en mathématiques plutôt qu'en épistémologie. Plus je progressais vers des mathématiques plus avancées, structurées et élaborées, plus je me sentais à l'aise. Finalement, c'est devenu mon métier, et cela ne m'a plus posé de questions.

CultureMath : Vous avez fait des études scientifiques ... Quel message feriez-vous passer aux filles pour qu'elles s'orientent davantage dans des études en mathématiques ou en science ?

C. Voisin : Être mathématicienne est pour moi un métier véritablement idéal. Les mathématiques offrent une incroyable liberté, car nous pouvons les porter dans notre esprit. Elles nous confèrent une indépendance exceptionnelle, tant sur le plan financier que sur le plan intellectuel. Nous sommes riches intellectuellement, et cette richesse nous accompagne constamment, sans que nous ayons besoin de voyager ou de partir à sa recherche.

Ayant élevé cinq enfants, je sais ce que c'est que d'être attachée à la maison, de s'occuper des enfants, et de mener une vie quotidienne chargée. Cependant, je travaillais beaucoup  chez moi, tandis que mes enfants fréquentaient la crèche et l'école. J'avais tout de même du temps, et j'arrivais à en dégager, notamment en partageant la garde des enfants avec mon mari le week-end. Les mathématiques offrent elles-mêmes une telle flexibilité qu'elles demeurent accessibles même dans des situations de contrainte.

Je peux imaginer que pour les femmes qui exercent des métiers requérant leur présence constante au bureau ou de fréquents déplacements, concilier une vie professionnelle et une vie  familiale complexe peut s'avérer difficile. En tant que mathématicienne, pour qui  tout se passe dans notre esprit, il y a une certaine adaptabilité. Vous pouvez vous plonger dans votre réflexion où que vous soyez, que ce soit dans un train, un avion ou à la maison. C'est ce que je trouve formidable. C'est un peu comme si nous avions une seconde vie riche et épanouissante à l'intérieur de nous.

Je pense aussi à toutes ces femmes de la bourgeoisie qui ne pouvaient pas travailler autrefois en raison des contraintes sociales et des préjugés sexistes. Celles qui avaient le goût de faire des mathématiques pouvaient conserver une richesse intellectuelle, une grande  source d'épanouissement malgré leur manque de liberté à l'extérieur.

CultureMath Vos recherches portent sur la géométrie algébrique complexe. Est-ce que vous pouvez nous expliquer simplement vos recherches ?

C. Voisin : Vous comprendrez pourquoi j'utilise le terme "géométrie" en un instant. Au départ, on se penche principalement sur les polynômes. En algèbre, on prend un corps et on travaille avec des polynômes, généralement à plusieurs variables. Pourquoi est-ce de la géométrie ? Parce que l'on peut considérer ces polynômes comme des fonctions et étudier les endroits où ils s'annulent, par exemple. Ces endroits forment ce que l'on appelle des variétés, par exemple des courbes, qui peuvent être décrites par des équations algébriques. D'où le terme "géométrie algébrique complexe" lorsque nous cherchons les solutions  dont les coordonnées sont dans le corps des nombres complexes.

Mon domaine de prédilection est la  géométrie algébrique complexe, qui étudie les propriétés des variétés algébriques complexes. Les variétés peuvent être vues dans des espaces affines ou des espaces projectifs complexes, où elles ont une topologie, et la question fondamentale est de comprendre la relation entre leurs propriétés comme objets de la géométrie algébrique complexe  et comme espaces topologiques. Cela donne lieu à des conjectures sophistiquées, notamment la conjecture de Hodge, qui cherche à établir des liens entre les données provenant de la géométrie algébrique et de la topologie. 

La conjecture de Hodge est une conjecture majeure en mathématiques, plus précisément en géométrie algébrique et en topologie différentielle complexe. Elle a été formulée par le mathématicien américain William Hodge au milieu du 20e siècle. Cette conjecture est l'une des questions les plus profondes et importantes dans le domaine de la géométrie algébrique. 

CultureMath : Est-ce que vous avez connu des déceptions dans vos recherches, et comment les avez-vous surmontées ?

C. Voisin : J’ai connu une  déception importante  en 2016. Tout a commencé en 2015, lorsque j'ai réalisé un travail ayant un impact important  dans le domaine de la rationalité en géométrie algébrique. C'était un progrès important donnant une méthode pour étudier  la propriété de rationalité stable. Un an plus tard, quelqu'un d'autre a utilisé mon travail pour construire de nouveaux  exemples sur le sujet, et j’ai remarqué que ces exemples  remettaient en question la stabilité de la rationalité par déformation. Je me suis empressée de rédiger un article sur cette découverte, enthousiaste quant à son importance. Malheureusement, quelques semaines plus tard, une erreur a été découverte dans l'article de l'autre personne. Cela a invalidé mon propre article, qui était basé sur ces exemples. C'était une situation très désagréable. Pire encore, trois autres chercheurs ont travaillé sur la question et, sur la base d’un autre exemple, ont finalement annoncé le même résultat que j'avais initialement annoncé.  La déception a été difficile à surmonter. Cela m'a pris du temps pour me remettre de cette expérience.

De façon plus importante, il est inévitable que dans la vie d'un mathématicien, il y ait des hauts et des bas. Il y a des moments où l'inspiration coule à flots, où notre cerveau fourmille d'idées, et où tout semble fluide. Mais il y a aussi des périodes où nous nous sentons bloqués, où il est difficile de trouver cette inspiration. C'est comme si notre machine interne de créativité était en panne. Nous devons alors nous forcer à travailler, même si nous ne sommes pas inspirés, ce qui peut être un défi.

Vivre ces hauts et ces bas fait partie du parcours de tout mathématicien. Cela peut être difficile, mais c'est aussi ce qui rend la recherche mathématique si passionnante et gratifiante. C'est un voyage avec ses défis et ses récompenses.

CultureMath : En dehors des mathématiques, avez-vous d'autres passions ?

C. Voisin : En dehors de mes activités mathématiques, je nourris d'autres passions. Je suis une grande lectrice, et j'apprécie aussi les activités manuelles, bien que cela soit plutôt de manière dilettante. J'aime dessiner et m'essayer à l'aquarelle, parfois  au modelage. Je n'hésite pas à m'adonner à ces loisirs de manière spontanée. Parfois, je me prends à penser que je devrais suivre des cours pour développer davantage ces talents, mais je m’en tiens à  une activité ludique et légère. Je n'ai aucune prétention à  la profondeur ou la créativité dans ces domaines. Ces activités manuelles me plaisent parce qu'elles me permettent de me détendre et de lâcher prise.

À une époque, j'étais également très passionnée par la peinture, bien que cela remonte à longtemps, avant même que j'aie des enfants. C'était une période où je peignais intensément pour m'exprimer. Actuellement, je préfère les activités manuelles plus légères et plaisantes.

Par ailleurs, une activité que j'apprécie beaucoup sans pour autant la considérer comme une passion est la marche. Je trouve que la marche est propice à la réflexion mathématique. Souvent, lorsque je pars marcher, j'ai une idée en tête sur laquelle je souhaite réfléchir. Marcher me permet de réfléchir en toute tranquillité. Parfois, ces promenades ont simplement pour but d’aller   faire des courses, mais je profite de ces moments pour réfléchir à des questions mathématiques. C'est une activité qui stimule ma réflexion.
 

Auteur(s)/Autrice(s) : CultureMath Licence : CC-BY-SA