Auteur(s)/Autrice(s) : CultureMath Licence : CC-BY-SA

Les travaux sur l’engagement politique des universitaires, lorsqu’ils dépassent la dimension biographique, ont plus souvent porté sur les juristes ou les économistes que sur les mathématiciens. Tel est le manque que vient combler le livre d’Antonin Durand, chercheur associé à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine et enseignant à l’ENS, issu d’une thèse soutenue en 2015 à l’EHESS. En se focalisant sur l’Italie, du début du Risorgimento à la veille de la Première Guerre mondiale, il suit le parcours de la quarantaine de professeurs de mathématiques (bien plus qu’en France ou en Allemagne à la même époque) ayant été en charge d’un mandat de député ou de sénateur au sein du Parlement (du Piémont, avant 1860, puis de l’Italie unifiée). Le terme de mathématicien s’impose à l’époque (de préférence à « géomètre »), tandis que cette discipline devient, dans la première moitié du XIXe siècle, plus autonome au sein des universités avec des facultés spécifiques distinctes de la philosophie ou des lettres. Il s’agit alors de se demander comment et dans quelle mesure les qualités propres de ceux qui se consacrent à une science abstraite et jugée désintéressée peuvent être réinvesties, au plan personnel ou collectif, au sein du champ politique. La démarche suivie, au croisement entre l’histoire sociale du politique et l’histoire des intellectuels, utilise des concepts bourdieusiens pour analyser la pluralité des champs1 (le champ mathématique où se déploient des savants entre lesquels existent des logiques de solidarité bien mises en valeur dans le livre, le champ politique où quelques-uns font leur entrée) et la conversion de “capital” (scientifique, politique) qui permet de passer de l’un à l’autre.

Il s’agit donc de retracer moins l’histoire de trajectoires individuelles que celle d’un groupe — avec des traits communs et des différences, notamment entre des savants reconnus tels Ulisse Dini2, Francesco Brioschi, Luigi Cremona ou Vito Volterra et des scientifiques moins bien insérés, tel Quirico Filopanti. Antonin Durand met en avant dans une première partie sur « La carrière mathématique » les logiques d’uniformisation universitaire (en particulier avec la loi Casati de 1859, étendue au royaume unifié en 1862), avec un programme commun à toutes les universités (jusqu’à la laurea) facilitant la circulation des enseignants au sein d’un « marché académique national », avec un recrutement décentralisé, la prééminence scientifique de centres tels Turin, Pise et Pavie (avec la présence de Scuole normali superiori), et l’importance institutionnelle de Rome (capitale après 1870, où sont concentrés le Parlement, le Conseil supérieur de l’Instruction publique et l’Académie des XL, équivalent de l’Académie des Sciences, formée de quarante savants, d’où son nom) et des universités voisines (notamment Naples).

C’est la seconde partie qui constitue le cœur du livre. Antonin Durand prend soin de remarquer que les mathématiciens, au cours de leur carrière académique, entrent aisément en contact avec des hommes politiques, grâce à leur statut de notables (renforcé dans les petites villes) et à des stratégies d’ascension déployées vers les postes les plus prestigieux. Le passage à l’activité politique est — spécificité italienne — facilité par le procédé de nomination au Sénat (dont les membres sont choisis à vie par le roi et non élus), avec une catégorie réservée aux membres des académies scientifiques et du Conseil de l’Instruction publique, qui servent donc de tremplins naturels de la science vers la politique — surtout que les autres fonctionnaires, excepté les professeurs ordinaires, sont interdits de siéger au Parlement. La Chambre haute est plus propice à attirer les savants : elle doit rassembler les plus hauts talents de la nation italienne, et les débats y sont réputés de meilleure tenue qu’à la Chambre des députés (où l’élection, certes au suffrage censitaire, suppose une politisation plus marquée, et accapare du temps, surtout qu’il faut faire campagne à chaque nouveau scrutin). Antonin Durand montre bien, grâce à des analyses bibliométriques (c’est-à-dire mesurant la quantité de publications), que l’entrée au Sénat conduit généralement à une baisse du nombre de publications, encore plus marquée chez les députés et chez les membres du gouvernement, même si certains mettent un point d’honneur à combiner toutes les activités. C’est d’autant plus essentiel que les mathématiciens tirent argument de la qualité de leurs travaux scientifiques lorsqu’ils se présentent devant les électeurs — on peut parler de conversion de légitimité —, et continuent, pour beaucoup, une fois au Parlement, à employer ce qu’Antonin Durand appelle une « rhétorique de la science », en cherchant à tirer autorité du caractère désintéressé de leur science et de l’évidence du raisonnement logique, reposant sur des arguments techniques. Cela conduit à des formes de spécialisation en lien avec les mathématiques: parmi les 1300 interventions de mathématiciens (certains très actifs, d’autres en retrait, voire franchement silencieux) que l’auteur a pu recenser en consultant les archives parlementaires entre 1848 et 1913, 27 % portent sur les questions budgétaires (c’est aussi l’époque où certains économistes cherchent à se rapprocher des mathématiciens), 26 % sur l’enseignement et l’éducation (en particulier en 1881 où Cremona présente un projet opposé à celui de Bacelli, partisan d’une autonomisation plus grande des universités), 15 % sur les travaux publics (les mathématiciens se font ici ingénieurs). En dépassant cette approche globale, il faut remarquer la diversité des situations individuelles (certains, comme Volterra, interviennent surtout pour défendre des intérêts professionnels, Filopanti est plus éclectique : question romaine, justice, diplomatie...) : le degré de politisation est variable d’une situation à l’autre.

Tel est l’un des enseignements du livre d’Antonin Durand : l’entrée au Parlement correspond à toute une palette de degrés de politisation, de la nomination honorifique à une rupture quasi complète avec les milieux scientifiques. Dans tous les cas, il y a un certain hiatus entre le champ politique et le champ académique: la communauté des mathématiciens est prête à accepter des circulations d’un domaine à l’autre, jusqu’à un certain degré au-delà duquel les activités académiques lui paraissent menacées par un trop fort engagement sur la scène parlementaire.

La démonstration d’Antonin Durand est conduite avec rigueur et précision, en s’appuyant sur de très nombreuses sources, disparates et parfois difficiles d’accès (correspondances  —  pas toujours éditées  —  des universitaires, actes parlementaires, fonds universitaires dans plusieurs villes en Italie). Le recours à des données statistiques (étude du nombre de publications et d’interventions à la chambre, des mutations au cours d’une carrière), maniées avec prudence en raison du faible effectif de l’échantillon et de l’étendue de la période, associé à des données qualitatives insistant sur les facteurs intervenant dans les choix déterminants de la carrière des mathématiciens, constitue une illustration des apports de la prosopographie3, technique bien connue des historiens de l’Antiquité, pour la période contemporaine. On saisit à la fois l’homogénéité d’un groupe où le sentiment d’appartenance fort n’exclut ni les singularités, ni les rivalités, et les interactions entre ses membres. On regrettera seulement que (en dehors d’un index recensant tous les noms cités) aucune liste des quarante parlementaires étudiés (parfois peu connus) ne soit proposée au lecteur en annexe.

L’auteur parvient en outre à faire ressortir les enjeux plus larges de son sujet, qui constitue, au-delà des contingences, une réflexion sur l’articulation entre champ universitaire et champ politique. Le livre renseigne sur le fonctionnement de l’université italienne, sur l’adaptation des élites à la configuration consécutive aux guerres d’unification et, plus largement, sur l’histoire du fait politique. Derrière la participation des mathématiciens, jouant volontiers de leur « expertise » particulière et de leur connaissance du monde de l’enseignement, se dessine la question, on ne peut plus actuelle, de la légitimité, dans une démocratie, d’un engagement politique conditionné par le sentiment d’apporter une expérience de vie singulière utile à la détermination de choix collectifs. Si l’on est sensible, depuis le livre de Paulin Ismard sur les esclaves publics à Athènes4, à ce que la valorisation de l’ « expert » peut avoir de menaçant pour le fonctionnement démocratique, il nous semble que la thèse d’Antonin Durand a une résonance particulière à l’heure où les personnalités issues de la « société civile » sont plus nombreuses à participer au débat politique. À ce titre, ce livre est susceptible d’intéresser, non seulement l’historien, mais plus largement le citoyen, et en particulier le mathématicien — qui aura de surcroît plaisir à retrouver plusieurs noms familiers, tels Dini et Peano5...