►Pour la classe : Activité : la méthode d'Euler.

 

En classe de Première, l'usage est d'introduire la fonction exponentielle à partir de l'équation différentielle $y'=y$, sous la condition initiale $y(0)=1$1. Cette approche, qui insiste sur l'une des propriétés essentielles de cette fonction, tisse des liens fructueux avec les sciences physiques, et permet de prouver efficacement l'équation fonctionnelle $\exp(x+y)=\exp(x).\exp(y)$, puis de justifier la notation $e^x$ avec $e=\exp(1)$. Elle achoppe cependant sur un point : l'existence de la solution est généralement admise, faute d'une démonstration élémentaire de ce fait. Une telle aporie logique, sans être dirimante pour l'appropriation intuitive des fonctions exponentielles, laisse insatisfaits les élèves curieux et prive le professeur d'une occasion d'insister sur la différence entre existence et unicité. 

Pour contourner ce problème, on pourrait être tenté de définir $\exp(x)=\sum_{n=0}^{\infty}{\frac{x^n}{n!}}$. Si prouver que la fonction $\exp$ réalise un morphisme entre les groupes $(\mathbb{R},+)$ et $(\mathbb{R}_{+}^{*},\cdot)$ n'exigerait que quelques manipulations sur des sommes finies suivies d'un passage à la limite, la convergence de la série, et, plus encore, la dérivabilité de la fonction obtenue nécessiteraient soit le recours à des théorèmes de convergence hors programme, soit des calculs complexes et peu intuitifs, revenant à appliquer ces théorèmes à ce cas particulier, sur des objets rarement rencontrés en Première. Ce serait un désastre pédagogique.

Partir de l'équation fonctionnelle $\exp(x+y)=\exp(x).\exp(y)$ permettrait de prouver l'existence à condition d'invoquer (tacitement ou non) le théorème d'isomorphisme entre groupes archimédiens, une fois encore, très éloigné de l'esprit de la classe de Première.

 

Théorème d'isomorphisme des groupes archimédiens

Un groupe commutatif $(G,+,\le)$ totalement ordonné est dit archimédien lorsque, pour tous $x>0$ et $y>0$ dans $G$, il existe $n \in \mathbf{N}$ satisfaisant $n \cdot x \ge y$ (où $\cdot$ désigne l'itération de la loi du groupe).

Le théorème d'isomorphisme énonce que tous les groupes archimédiens satisfaisant la propriété de la borne supérieure (i. e. que toute partie non vide et majorée admet une borne supérieure) sont isomorphes. Plus précisément, soit $(G,+,\le)$ et $(H,+,\le)$ deux groupes archimédiens vérifiant la propriété de la borne supérieure et soit $a\in G_+^*$ et $b\in H_+^*$. Alors, il existe un unique isomorphisme $f:G \rightarrow H$ croissant tel que $f(a)=b$.

Si $G=(\mathbf{R}, +, \le)$ et $H=(\mathbf{R}_{+}^{*}, \cdot, \le)$, l'unique isomorphisme croissant $f$ tel que $f(1)=b$, avec $b>1$, est l'exponentielle de base $b$. Pour construire l'exponentielle naturelle par ce biais, il faut donc définir $e$ au préalable (par exemple comme $\sum_{k=0}^{+∞} \frac{1}{k!}$). Il va sans dire que cette construction, peu spontanée pour un élève de Première ou de Terminale, dépasse largement le cadre des connaissances exigées par le programme.

 

On pourrait enfin préférer définir d'abord le logarithme népérien, comme primitive de la fonction inverse, puis l'exponentielle comme fonction réciproque. Cependant, on se heurterait à l'absence de construction théorique de l'intégrale  — même en classe de Terminale, et donc à l'impossibilité de prouver rigoureusement le théorème fondamental de l'analyse, qui énonce l'existence de primitives pour les fonctions continues. Il serait en outre peu pertinent d'étudier la partie théorique du cours sur l'intégration avant l'exponentielle, en remettant à plus tard la partie pratique, portant sur les techniques de calcul intégral, qui constitue le cœur de la matière au lycée. 

Il reste alors une dernière voie : proposer une preuve constructive de l'existence de l'exponentielle, qui permette de retrouver l'équation différentielle, et de se raccorder ainsi, pour le reste de la théorie, à ce que l'on enseigne habituellement. L'avantage pédagogique est évident : le professeur peut proposer cette construction — tout de même technique et que les élèves ne sont pas tenus d'apprendre — en exercice, ou lors d'une activité pratique en classe, en laissant inchangé le reste du cours. 

Les lignes suivantes proposent une telle construction, adaptée aux connaissances du lycée et pouvant aisément être transformée en problème pour les élèves.

Une approximation naturelle de $e^x$ par la méthode d'Euler

L'idée fondamentale est de définir $\exp(x)$ au moyen de l'approximation bien connue par la suite $\left(\left(1+\frac{x}{n}\right)^n\right)_n$. Celle-ci apparaît naturellement en appliquant la méthode d'Euler pour résoudre l'équation différentielle $y'=y$, avec $y(0)=1$. Choisissant en effet $f$ une telle solution, si elle existe, et $x$ dans $\mathbb{R}$, puis partageant régulièrement l'intervalle $[0,x]$ en $n$ sous-intervalles, on réalise les approximations suivantes :

— sur $\left[0,\frac{x}{n}\right]$, $f$ est approchée par une droite de pente $f'(0)=1$ passant par $A_0(0,f(0)=1)$, d'où $f\left(\frac{x}{n}\right) \approx 1+\frac{x}{n}$ ;

— sur $\left[\frac{x}{n},\frac{2x}{n}\right]$, $f$ est approchée par une droite de pente $f'\left(\frac{x}{n}\right) \approx 1+\frac{x}{n}$ passant par $A_1 \left(\frac{x}{n};1+\frac{x}{n}\right)$, d'où $f\left(\frac{2x}{n}\right)=1+\frac{x}{n}+\frac{x}{n}\left(1+\frac{x}{n}\right)=\left(1+\frac{x}{n}\right)^2$ ;

— par récurrence sur $k$, on prouve que $f\left(\frac{kx}{n}\right)=\left(1+\frac{x}{n}\right)^k$.

Avec $k=n$ dans la dernière formule, on obtient une approximation pour ce qui est appelé à être $\exp(x)$. Il est donc naturel de s'intéresser à la valeur de cette approximation à mesure que le pas diminue, c'est-à-dire à $\lim_{n \rightarrow +∞}{\left(1+\frac{x}{n}\right)^n}$.

Méthode d'Euler pour la résolution des équations différentielles

La méthode est exposée par Leonhard Euler (1707-1783) dans ses Institutiones calculi integralis (1768), section II, chapitre VII. Soit à résoudre l'équation notée dans l'ouvrage « $\frac{\partial y}{\partial x}=V$ », où $V$ est une fonction de $x$ et $y$, en supposant connue une valeur initiale $x=a$ et $y=b$. Si $x$ croît d'une petite quantité $\omega$, l'accroissement de $y$ est d'à peu près $A \omega$, où $A=\frac{\partial y}{\partial x}(a)=V(a,b)$, c'est-à-dire que $y=b+A \omega$ est la valeur de y en $a+ \omega$. Le procédé peut être itéré. Euler applique la méthode à l'équation $y'=\frac{a^2}{x^2+y^2}.$

Convergence de ${\left(1+\frac{x}{n}\right)^n}$

On note pour tout $x$ réel $f_n(x)={\left(1+\frac{x}{n}\right)^n}$. Le but est de prouver que cette suite converge — avec l'espoir que la limite sera la solution de l'équation différentielle prise pour définir l'exponentielle. L'enseignant pourra ici faire remarquer aux élèves que cette expression est une forme indéterminée, d'un type peu fréquent au lycée : $1^∞$. Les facteurs tendent vers $1$, mais ils sont de plus en plus nombreux à mesure que $n$ croît, de sorte que, s'ils ne tendent pas assez vite, la suite peut diverger. Aucun encadrement par des suites géométriques convergentes n'est possible puisque la base se rapproche de 1. Il faut donc recourir à la méthode habituelle pour prouver l'existence d'une limite, en prouvant que la suite $f_n(x)$ est monotone et bornée.

  • Il est facile ici de conjecturer que $f_n(x)$ est croissante, tout au moins à partir d'un certain rang, c'est-à-dire lorsque $1+\frac{x}{n}$ est positif (ce qui est toujours vrai dès que $n>|x|$). Comme la suite est définie par une puissance, et qu'elle est de signe constant à partir d'un certain rang (pour $n>|x|$), il est naturel d'étudier le quotient $\frac{f_{n+1}(x)}{f_n(x)}$ :

\[\begin{aligned} \frac{f_{n+1}(x)}{f_n(x)} & =\frac{\left(1+\frac{x}{n}\right)^{n+1}}{\left(1+\frac{x}{n}\right)^n} =\left(1+\frac{x}{n}\right)\left(\frac{1+\frac{x}{n+1}}{1+\frac{x}{n}}\right)^{n+1} \\ & = \left(1+\frac{x}{n}\right)\left(1+\frac{\frac{x}{n+1}-\frac{x}{n}}{1+\frac{x}{n}}\right)^{n+1} \\ & = \left(1+\frac{x}{n}\right)\left(1+\frac{-x}{n\left(n+1\right)\left(1+\frac{x}{n}\right)}\right)^{n+1}\\ & \ge \left(1+\frac{x}{n}\right)\left(1-\frac{x}{n\left(1+\frac{x}{n}\right)}\right). \end{aligned}\]

La dernière majoration est une conséquence de l'inégalité de Bernouilli, $(1+y)^{n+1} \ge 1+(n+1)y$, valable pour $y \ge -1$, appliquée à $y=\frac{-x}{n\left(n+1\right)\left(1+\frac{x}{n}\right)}$. L'inégalité se prouve aisément par récurrence ou par une étude de fonction. Pour conclure, il suffit ensuite d'observer que le minorant obtenu est exactement égal à 1, ce qui garantit la croissance de $f_n(x)$ à partir du rang $n$ tel que $n>|x|$.

  • Pour majorer $f_n(x)$, il est habituel de recourir à la suite définie pour $n>|x|$ par $g_n(x)=\left(1-\frac{x}{n}\right)^{-n}=\frac{1}{f_n(-x)}$, et de prouver qu'elle est adjacente à $f_n(x)$. Il suffit en réalité, sans utiliser la notion, désormais hors programme, de suites adjacentes, de prouver que $g_n(x)$ est décroissante, ce qui est immédiat, puisque c'est l'inverse d'une suite $f_n(-x)$ croissante, puis que $f_n(x) \le g_n(x)$, cette dernière inégalité équivalant à $\left(1-\frac{x^2}{n^2}\right)^n \le 1$, qui est évidente. Il s'ensuit que $f_n(x)$ est majoré par le premier terme de $g_n(x)$.

Tout cela suffit, grâce au théorème d'unicité de la limite, à définir une fonction $\exp$ par 

\[\exp(x)=\lim_{n \rightarrow +∞}{\left(1+\frac{x}{n}\right)^n}.\]

Calcul de la dérivée de $\exp$

Si, comme on l'espère, la fonction $\exp$ définie précédemment est bien solution de l'équation différentielle $y'=y$ avec pour condition $y(0)=1$, au moins faut-il qu'elle soit dérivable. Pour le savoir, il faut étudier le taux d'accroissement entre $x$ et $x+h$ de cette fonction, et donc, pour commencer, celui de la fonction $f_n$. On peut toutefois, avant d'entamer le calcul, faire observer aux élèves que $f_n'(x)=\left(1+\frac{x}{n}\right)^{n-1}$, qui a même limite que $f_n(x)$ (car $f_n'(x)=\frac{f_n(x)}{1+x/n}$), à savoir $\exp(x)$. Si l'on pouvait affirmer que la dérivée d'une limite de fonctions est la limite des dérivées, le problème serait réglé. On peut le faire sous certaines conditions, mais, rien n'étant appris à ce sujet au lycée, il ne reste qu'à revenir à la définition de la dérivée.

Remarquons d'emblée que $f_n(0)=1$ pour tout $n$, en sorte que $\exp(0)=1$.

Le calcul du taux d'accroissement nécessite de former

\[\begin{aligned} f_n(x+h) & = \left(1+\frac{x+h}{n}\right)^n \\ & = \left(1+\frac{x}{n}\right)^n\left(\frac{1+\frac{x+h}{n}}{1+\frac{x}{n}}\right)^n \\ & = \left(1+\frac{x}{n}\right)^n\left(1+\frac{h}{n\left(1+\frac{x}{n}\right)}\right)^n. \end{aligned}\]

Pour $n$ assez grand, on peut appliquer l'inégalité de Bernouilli et obtenir

\[f_n(x+h) \ge f_n(x)\left(1+\frac{h}{1+\frac{x}{n}}\right).\]

De là suit 

\[f_n(x+h)-f_n(x) \ge f_n(x)\frac{h}{1+\frac{x}{n}}\]

puis, en passant à la limite quand $n \rightarrow +∞$, 

\[\exp(x+h)-\exp(x) \ge \exp(x).h.\]

En remplaçant $h$ par $-h$, puis $x$ par $x+h$, on obtient 

\[\exp(x)-\exp(x+h) \ge -\exp(x+h)h.\]

Pour $h$ strictement compris entre 0 et 1, des transformations simples donnent

\[ \exp(x) \le \frac{\exp(x+h)-\exp(x)}{h} \le \frac{\exp(x)}{1-h},\]

ce qui, quand $h$ tend vers 0, assure la dérivabilité à droite de $\exp$, avec $\exp'(x)=\exp(x)$.

Des transformations analogues permettent de prouver la dérivabilité à gauche.

On a alors prouvé que $\exp$ est solution du problème différentiel $y'=y$ sous la condition initiale $y(0)=1$.

Prolongements

L'étude ci-dessus a permis de construire naturellement, à partir de la méthode d'Euler, une solution au problème différentiel utilisé pour définir la fonction exponentielle. L'unicité se prouve en remarquant, d'abord, que toute solution $y$ de ce problème vérifie $y(x).y(-x)=1$ (ce qu'on obtient en dérivant le membre de gauche), de sorte que $\exp$ ne s'annule pas, ce qui autorise, si $y_1$ et $y_2$ sont deux solutions, à considérer $\frac{y_1}{y_2}$, qui se révèle avoir une dérivée nulle, et être donc constante. 

Remarquons enfin que la suite $\left(f_n(1)\right)_n$, de limite $e$, fait apparaître naturellement le développement $e=\sum_{n=0}^∞\frac{1}{n!}$ (avec la convention $0!=1$).

En effet, la formule du binôme donne

\[f_n(1)=\left(1+\frac{1}{n}\right)^n=\sum_{k=0}^n \frac{n(n-1)...(n-k+1)}{k!n^k} = 1+\sum_{k=1}^n \frac{1.\left(1-\frac{1}{n}\right)...\left(1-\frac{k-1}{n}\right)}{k!}.\]

Si l'on note $S_n=\sum_{k=0}^n\frac{1}{k!}$, il devient clair que $f_n(1) \le S_n$.

Il reste alors à majorer la différence $S_n-f_n(1)$. Pour ce faire, on écrit

\[S_n-f_n(1)=\sum_{k=2}^n\frac{1}{k!}\left[1-\left(1-\frac{1}{n}\right)...\left(1-\frac{k-1}{n}\right)\right].\]

En développant l'expression entre crochets et ne retenant que les termes d'ordre $1/n$, on peut conjecturer que celle-ci est majorée par $\frac{1+...+(k-1)}{n}=\frac{k(k-1)}{2n}$, ce qu'on démontre par une récurrence sur k. Ainsi, $S_n-f_n(1) \le \sum_{k=2}^{n}\frac{1}{2n(k-2)!}$. Or, pour tout $k \ge 3$, $\frac{1}{(k-2)!} \le \frac{1}{2^{k-3}}$. On en déduit que 

\[\sum_{k=2}^{n}\frac{1}{(k-2)!} \le 1+\sum_{k=3}^{n}\frac{1}{2^{k-3}} \le 3,\]

d'où $S_n-f_n(1) \le \frac{3}{2n}$

Ainsi, $S_n-f_n(1)$, encadré par des suites de limite nulle, tend vers 0. La convergence de la suite $\left(f_n(1)\right)_n$ vers $e$ implique donc également celle de $S_n$, ce qui achève la preuve.