L'essai de Paul Lockhart a été publié la première fois en 2009 sous le titre de A Mathematician's Lament. Il a ensuite été traduit et publié en français en 2020.
« Je dois vous faire un aveu : moi non plus, je n'aime pas les mathématiques ». Cette révélation, c'est le célèbre youtubeur Mickaël Launay de la chaîne Micmaths qui l'a faite en préface de l'édition française1. Il se pourrait que cet essai de Paul Lockhart joue le rôle de déclic pour un bon nombre d'enseignants et les pousse à réfléchir davantage au rapport qu'ils entretiennent avec leur discipline.
La première partie de cet essai dénonce, sans concession, les mathématiques enseignées à l'école. Paul Lockhart, qui a eu l'occasion d'enseigner dans différentes Universités aux États-Unis, focalise son propos sur l'enseignement dans les petites classes. Son parcours témoigne d'ailleurs de son engagement sur ces questions : il est désormais instituteur à Saint Ann's School à Brooklyn, où il a l'occasion de mettre en œuvre ses idées pédagogiques. Il manie l'art de la comparaison bien choisie. Dès l'introduction, il imagine une situation dans laquelle la musique serait enseignée de manière similaire aux mathématiques (1, page 23) :
« Un musicien se réveille d'un terrible cauchemar. Dans son rêve, l'éducation musicale est devenue obligatoire. [...] La pression grandit au cours de la scolarité. Après tout, les élèves doivent être préparés pour des tests standardisés qui détermineront leur admission à l'université. Ils doivent suivre des cours spécialisés en gammes, modes, métrique, harmonie et contrepoint [...] Bien sûr, peu d'élèves entreprennent des études universitaires en musique, et seul un tout petit nombre entendra les sonorités cachées derrière ces points noirs. Il n'empêche, il est primordial que tout citoyen puisse reconnaître une modulation ou une fugue, indépendamment du fait qu'ils en entendent jamais une. »
Paul Lockhart juge alors : « Malheureusement, le système actuel d'enseignement des mathématiques relève littéralement de ce type de cauchemar ». Toute la suite vise à expliciter cette prise de position. Il mentionne par exemple la formule de l'aire d'un triangle qui est, selon lui, bien trop souvent apprise par cœur, à défaut d'être réellement comprise par les élèves. Il regrette ainsi que les élèves appliquent cette formule de nombreuses fois afin de la retenir alors qu'il serait préférable de la leur faire trouver et comprendre par eux-mêmes. Il donne également de nombreux autres exemples, loin de se limiter au seul domaine de la géométrie. La diversité de ces exemples vient d'ailleurs appuyer le fait qu'il s'agit bien d'un problème général dans l'enseignement des mathématiques. Tout au long du livre, il explique ainsi en quoi, « l'esprit d'argumentation [...] est enseveli sous un amoncellement de formalisme déconcertant (1, page 86) ».
Autre problème selon lui : la façon de motiver les élèves est inadéquate. Généralement, l'utilité des mathématiques est avancée pour tenter d'expliquer aux élèves qu'ils ne devraient pas négliger cette matière. Pourtant, un élève qui ne serait pas intéressé par un cours sur les vecteurs et la façon dont ils permettent de démontrer des théorèmes de géométrie, risque de ne pas être passionné, non plus, par un cours de physique présentant la troisième loi de Newton. Plutôt que de présenter les mathématiques comme un jeu, le fait d'insister sur leur utilité et leur importance ramène les élèves à un futur qu'ils ont du mal à appréhender. Pour ainsi dire, un tel argument s'adresse bien plutôt à leur parents qu'à eux-mêmes (1, page 23) :
« Pensez-vous réellement que les enfants veuillent quelque chose qui soit pertinent dans leur vie quotidienne ? Pensez-vous qu'une matière aussi concrète que les intérêts composés puisse les enthousiasmer ? Les gens aiment la fantaisie, et c'est exactement ce que la mathématique peut fournir : un soulagement par rapport à la vie quotidienne, un baume contre le monde pratique de tous les jours. »
La dernière partie présente justement les mathématiques d'une toute autre manière. Décrites comme un art, il est alors possible de les aimer et d'être fasciné par certaines résolutions de problèmes. Là aussi, un bon nombre d'exemples rend les choses concrètes et faciles à lire. La description des mathématiques comme un art, source de liberté et de créativité, surprendra peut-être un public non spécialiste. Cette idée est toutefois assez ancienne et formulée par de nombreux mathématicien-ne-s. On pourra ainsi penser à Godfrey Harold Hardy pour qui « le mathématicien, comme le peintre ou le poète, est un créateur de formes 2 » ou encore à Henri Poincaré qui affirme qu'« il faut que le mathématicien ait travaillé en artiste3 ». Dans une lettre écrite à la fin de sa vie, Sofia Kovalevskaïa s'est exprimée aussi dans le même sens : « Nul ne peut être mathématicien s'il n'a l'âme d'un poète ». Plus récemment, de nombreux ouvrages publiés par des mathématicien-ne-s et s'adressant à un large public défendent des conceptions similaires, et ces idées sont communément admises dans la communauté mathématique 4. Par exemple, Cédric Villani a publié un essai intitulé Les mathématiques sont la poésie des sciences et dont le titre fait écho à une expression de l'écrivain et président sénégalais Léopold Sédar Senghor (5, page 16). À l'instar de Paul Lockhart, certain-e-s mathématicien-ne-s critiquent les mathématiques enseignées dans le milieu scolaire. Ainsi, à la question : « les maths qu'on enseigne à l'école ne sont pas, pour vous, réellement des mathématiques ? », Claire Voisin répond :
« Il faut distinguer les maths en elles-mêmes et ce que l'on en fait. Il y a déjà un problème qui est que les mathématiques sont utilisées comme un outil de sélection scolaire, ce qui est contre-productif à des tas d'égards6 ». De même, dans la conversation avec Pierre Cartier, Cédric Villani et Gerhard Heinzmann retranscrite dans un ouvrage paru initialement en 2012, l'historien des mathématiques Jean Dhombres s'exprime ainsi 7 :
« Tout manuel d'exercices mathématiques pour étudiants de ces classes exsude l'ennui à tel point qu'il donne en général le malaise à tout mathématicien qui croit à la liberté de l'esprit d'invention et à l'ingénuité créatrice. »
Les idées de Paul Lockhart ne sont donc pas complètement nouvelles. En revanche, la singularité de son propos tient à la précision des exemples qu'il donne. Il ne s'en tient pas à de simples généralités et apporte ainsi de réels arguments au débat. Ajoutons qu'il s'exprime sur la situation américaine, lorsqu'il fustige les « programmes-cadres » par exemple. La situation française est différente et la liberté pédagogique ne se conçoit sans doute pas de la même manière dans les deux pays. Il n'en reste pas moins qu'un professeur français lisant ce livre ne pourra que reconnaître certaines situations de son quotidien, car le constat dressé par Lockhart dépasse de loin le cadre national. En ce sens, ce livre est ainsi une invitation à prendre du recul. Pour un enseignant, il invite également à réfléchir à ses propres pratiques pédagogiques.